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sérieuses et durables ; avec l’aide de la Russie, elle n’y établira jamais que des constructions éphémères, pompeuses, il est vrai, pour un moment, mais qui n’auront aucun fondement solide et finiront tôt ou tard par s’écrouler et aplanir seulement la voie à la conquête moscovite[1]. » L’alliance anglaise, rompue par nous en Orient, ne s’est plus retrouvée en Occident lorsqu’ont surgi les affaires de Pologne et plus tard la crise des duchés danois. À coup sûr, dans ces graves circonstances, l’Angleterre n’a point été sans reproches ; mais la première faute n’a-t-elle pas été commise par ceux qui, le lendemain de la guerre de Crimée, ont abandonné l’allié avec lequel ils avaient été victorieux pour tâcher de s’entendre avec le vaincu ? Il est impossible de n’être pas frappé de la puissance qu’aurait acquise la France si elle était restée unie à l’Angleterre après le traité de Paris. La Russie était abattue pour longtemps, l’Italie n’existait point encore, l’unité de l’Allemagne ne paraissait être qu’une utopie irréalisable flottant dans les rêveries germaniques de quelques professeurs et de quelques poètes. Les deux grandes puissances libérales de l’Occident étaient maîtresses de l’Europe. Leur division a tout perdu. Aujourd’hui la situation n’est plus aussi belle, à beaucoup près. Même intimement liées, l’Angleterre et la France auront toujours à compter avec les grandes puissances militaires qui se sont formées depuis 1856. Néanmoins leur accord serait encore une garantie inappréciable de paix et de liberté. Aussi ne peut-on s’empêcher d’éprouver une douloureuse émotion à la pensée qu’il peut être rompu par les événemens d’Égypte. Je ne sais si l’Angleterre n’y perdrait pas autant que nous. La manière lente dont elle procède en Égypte, le temps énorme qu’il lui a fallu pour achever ses préparatifs belliqueux ont trahi les faiblesses de son organisation militaire. À quels dangers ne serait-elle pas exposée si elle avait à défendre seule dans la Méditerranée, non plus une citadelle imprenable comme Gibraltar, non plus une île inaccessible comme Malte, mais une grande province ouverte de tous côtés comme l’Égypte ? Quant à nous, notre perte serait grande. Désormais isolés en Europe, condamnés à ne pas essayer de sortir de cet isolement sous peine de réveiller tous les soupçons que nos coquetteries envers la Russie avaient soulevés autrefois, ou sous peine de nous mettre à la remorque de nos vainqueurs, nous serions à la merci d’un incident sur le continent, et, non moins malheureux sur la Méditerranée, nous n’aurions aucun appui pour poursuivre en Orient et en Afrique les essais d’expansion qui devaient être la compensation de nos désastres.

  1. Julian Klaczko, Études de diplomatie contemporaine, chap. Ier.