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sans briser les ressorts essentiels de l’état. Peut-être aussi se fût-elle avisée de cette idée très simple qu’en abattant les uns sur les autres les ministères comme des capucins de cartes, on voue la politique de son pays à des soubresauts incompatibles avec toute entreprise tant soit peu sérieuse. Sa conception du pouvoir exécutif est radicalement fausse. Les intérêts des nations, ne se modifiant pas tous les jours, ne peuvent être garantis que par une autorité stable, ayant des traditions, respectant le lendemain ce qui s’est fait la veille, possédant assez de liberté pour parer immédiatement à toutes les difficultés qui se présentent et pour prévenir celles qui menacent de se présenter. Or l’esprit de suite est absolument impossible si les portefeuilles passent sans cesse de mains en mains, au gré des plus légères secousses qui se produisent dans les chambres ; et l’initiative l’est encore plus si, avant de mettre un pied devant l’autre, un ministère est obligé de convoquer tous les matins les chambres et de faire mouvoir tous les rouages constitutionnels. Il serait plus simple de se déclarer en permanence et de supprimer le gouvernement. La logique des choses nous poussera, si l’on n’y prend garde, vers cette extrémité. Mais alors il faudra bien renoncer à nouer des relations avec les puissances étrangères ; car, étant donnée l’instabilité parlementaire, il n’en est pas une qui pût compter sur nous deux jours de suite. Ce qui s’est passé à propos des affaires d’Egypte est à cet égard fort instructif. M. le duc de Broglie s’est moqué très aisément au sénat des variations de notre politique, changeant non-seulement de ministère à ministère, mais encore, dans un même ministère, chaque fois que les dispositions de la majorité semblaient changer. On a vu M. de Freycinet exprimer trois avis différens dans une seule séance sur la politique de la France ? Quoi de plus naturel ? M. de Freycinet était le modèle et le type du ministre suivant le cœur des doctrinaires démocratiques. Il ne se piquait point d’opinions personnelles ; il se serait fait scrupule d’avoir la moindre initiative, et quant à l’esprit de suite, à Dieu ne plaise qu’il cherchât à en posséder, puisqu’il était l’humble instrument d’une chambre plus mobile que les flots de l’océan ! L’œil fixé sur les vents parlementaires, il tournait sa voile vers tous ceux qui soufflaient, de quelque côté qu’ils vinssent. Nord, sud, est et ouest, peu lui importait, pourvu qu’il flottât ! Grâce à cette manœuvre, il s’est longtemps maintenu au milieu des tempêtes ; un jour pourtant il a chaviré. Ce n’est pas qu’il eût changé de tactique, c’est qu’il s’était trompé sur la direction du vent. Un malheur est si vite fait ! Mais l’Angleterre, qui avait cherché à naviguer de concert avec lui, ne pouvait pas s’accommoder de mouvemens aussi disparates. Il faut lui rendre cette justice qu’elle s’y est appliquée