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me mit un livre sous les yeux, à la distance normale, je rejetai la tête en arrière ; il me dit : « Ah ! vous jouez du trombone, il faut prendre des lunettes. » L’âge me touchait ; je ne lui fis pas un accueil aimable, mais je me soumis et je demandai un binocle et des besicles. Il fallait ajuster les verres, cela exigeait une demi-heure ; j’allai, en attendant, m’asseoir sur un des bancs du Pont-Neuf. La journée était belle, avec un soleil intermittent. Un train de bois descendait la Seine ; on rassemblait les pontons d’une école de natation ; la cheminée de l’hôtel des Monnaies lançait de la fumée vers les nuages ; une rangée de fiacres stationnait le long du quai où passaient des omnibus ; des sergens de ville, sortis de la préfecture de police, marchaient en groupe dans diverses directions ; une voiture cellulaire pénétrait sur la place Dauphine à travers les piétons et les voitures ; un marchand des quatre saisons poussait sa charrette. Pourquoi ce spectacle qui, si souvent, avait frappé mes regards, me remua-t-il, ce jour-là, d’une façon particulière ? pourquoi, à travers ce tumulte, vis-je surgir la manifestation d’une prévoyance supérieure ? Je ne sais, mais Paris m’apparut tout à coup comme un corps immense dont chaque fonction était mise en œuvre par des organes spéciaux, surveillés, et de singulière précision. Je tombai dans une rêverie que le mouvement et le bruit rendaient plus intense ; je restai là, inerte, absorbé par la pensée qui m’avait envahi, et lorsque le crépuscule vint me rappeler à moi-même, j’avais oublié que l’opticien m’attendait depuis deux heures, mais j’étais décidé à étudier un à un les rouages qui donnent le mouvement à l’existence de Paris.

C’était me jeter hors de la voie où j’avais marché jusqu’alors et en tracer une autre ; je n’hésitai pas. Comme un homme qui liquide ses affaires avant de partir pour un long voyage, je me débarrassai de quelques rêveries littéraires qui m’encombraient encore et j’entrai résolument dans des études dont j’aurais juré n’avoir jamais à m’occuper. Que de fois j’ai béni l’affaiblissement de ma vue, qui, me conduisant chez Secretan, m’arrêta sur le Pont-Neuf et fut la cause d’un travail où j’ai trouvé des jouissances infinies ! J’ai été stupéfait du bien-être que je ressentis, lorsque, au lieu des conceptions nuageuses des vers et du roman, je saisis quelque chose de résistant sur quoi je pouvais m’appuyer, dont je dégageais l’inconnue, dont chaque point touché était une révélation qui me forçait à une gymnastique intellectuelle à laquelle je n’étais point accoutumé, et qui me maintenait dans une réalité dont les ressources me remplissaient d’admiration. J’ai été discipliné par la vérité, à mon insu, et j’y ai été ramené sans même m’en apercevoir. — Cela prouve, me dira-t-on, que je n’étais ni poète, ni romancier ; — je le sais bien, et il me semble aujourd’hui que tout