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Il y eut un peu d’embarras entre nous deux et je me hâtai de lui indiquer les points spéciaux sur lesquels je désirais des éclaircissemens. Prendre un auteur dramatique de talent, lui donner une situation administrative qui occupe toutes ses heures et ne lui laisse plus le loisir de travailler, c’est ce qu’en France on appelle protéger les lettres, Hippolyte Romand est mort obscur, ayant rendu peu de services à l’établissement qu’il était condamné à diriger. Peut-être avait-il en lui encore quelque œuvre de théâtre importante qui eût été applaudie, mais il est bien difficile de combiner un drame lorsque chaque jour il faut veiller à la nourriture, au coucher, aux vêtemens, à l’outillage scolaire de quatre cents marmots infirmes.

Louis de Cormenin me pressait de me mettre à mes études sur Paris ; il avait hâte de voir comment j’aborderais des sujets si nouveaux pour moi, mais je ne voulais procéder qu’avec sagesse et avant d’entrer de plain-pied dans mon travail, j’avais à lire, la plume en main, Sauval, Félibien, Delamare, et ce n’était pas une petite besogne ; aussi mon premier article, les Postes, ne put paraître dans la Revue des Deux Mondes que le 1er janvier 1867. À cette époque, Louis de Cormenin était mort, emportant avec lui le meilleur de moi-même. Lorsque nous étions enfans, lorsque nous lisions, tout en larmes, l’histoire du Petit Savinien et que nous rêvions de découvrir des îles désertes, il était aussi fort, aussi solide que j’étais chétif et malingre ; longue vie lui était promise pendant que l’on tremblait pour mon existence et que ma santé, toujours affaiblie, toujours rebondissante, désespérait ma famille. Rien ne m’avait été épargné pendant ma jeunesse, ni les chutes de cheval, ni les coups de fusil, ni les coups d’épée, ni les coups de tonnerre, ni un empoisonnement accidentel, ni les maladies prétendues mortelles ; j’avais résisté, je résiste encore, tandis que Louis, si vigoureusement charpenté, indemne de tout mal et de tout accident, dont les jours coulaient avec tranquillité, m’a précédé et s’en est allé à l’heure où ses (quarante-quatre ans venaient à peine de sonner. La blessure fut profonde, si profonde qu’elle ne s’est pas fermée, et qu’elle saigne toujours. Quand la rêverie m’envahit, quand mes souvenirs remontent en moi, le reflux du Styx me rapporte mes morts ; celui que j’attire et que je retiens, c’est ce cher compagnon de ma vie entière, et souvent, seuls tous deux, nous passons de longues heures à nous entretenir des choses d’autrefois. Je lui parle de son fils, qui est un homme aujourd’hui et qui lui ressemble d’une façon poignante ; je ne lui cache rien de ce qui s’est passé depuis son départ, et souvent quand je lui ai raconté nos tristesses et nos désastres, la guerre, la défaite, l’amputation du pays, la commune, la folie furieuse, je lui dis : « Tu as bien fait de mourir. » Lui, comme s’il voulait m’arracher