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Il y a, à mon sens, moins d’art dans l’ouvrage de M. Forneron, qui a subi, à son insu, les leçons d’une école bien différente de celle où Prescott avait pris ses modèles. Il y a chez M. Forneron une préoccupation trop visible du document ; on veut le bien faire voir, on craint d’être soupçonné de n’avoir pas assez tourné les pages des volumineuses publications de M. Gachard sur les troubles des Pays-Bas, des papiers d’état du cardinal de Granvelle publiés par M. Ch. Weiss, et, à côté de ces recueils déjà célèbres, d’une foule de livres de moindre importance. Il semble qu’on veuille faire tenir les cinq volumes in-quarto de M. Gachard, les sept volumes in-quarto de M. Weiss et je ne sais combien d’autres publications dans quatre volumes in-octavo. Cette compression produit un sentiment de gêne, et l’art n’aime point la gêne. Je sais bien que l’école historique moderne prétend demeurer étrangère à toute prétention littéraire ; comme si l’esprit humain pouvait retenir longtemps ce qui n’a point été sacré par l’art ! L’histoire ne peut après tout que chercher à donner une sorte de vie fugitive à ce qui n’est plus ; dès qu’elle fait renaître un moment sous nos yeux une grande figure du passé, avec son mouvement propre, dans son jour véritable, elle a rempli son but. Tant qu’elle ne nous donne point cette impression de la vie, elle ne remue devant nous que des ombres, et elle a beau les agiter, nous demeurons insensibles. Le style de l’école actuelle, haché de notes, de citations, de mots entre guillemets, pour ainsi dire impersonnel, emprunté à droite, à gauche, souvent sans critique, comme si tout ce qui est vieux était également bon, finit par causer une véritable fatigue. L’esprit se sent plus dérouté que guidé, tant de science nous laisse incertains et à peu près ignorans. Si l’on passe quelquefois trop vite auprès de certains événemens que l’on suppose trop connus, par une crainte exagérée de la banalité, en revanche, on s’attarde à des détails trop menus et trop insignifians, uniquement parce qu’ils sont nouveaux. On perd ainsi la juste proportion des choses : nous sommes peut-être plus consciencieux que nos devanciers, mais nous oublions qu’il y a dans toute vie humaine quelques grands tournans, quelques sommets qui dominent tout, qu’un petit nombre d’actes, de décisions suprêmes donnent à toute une existence une couleur et des traits auprès desquels tout le reste s’efface. Il y a une sorte de vérité profonde et supérieure dans la légende qui abrège la vie des grands hommes et la fait tenir dans quelques tableaux, quelques scènes pathétiques. Quand on tourne les feuilles de l’interminable correspondance d’un grand homme, de Napoléon, de Frédéric, de Mazarin, de Richelieu, on sent que toutes les pages n’ont pas une valeur égale : les unes mentent, les autres disent vrai ; les unes sont dictées par une passion ou furieuse ou hypocrite, les