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convenir au génie solitaire de Philippe, toujours replié sur lui-même, fait pour ordonner et pour être obéi, apercevant le monde et les hommes comme à travers un voile et regardant toutes choses avec la sévérité d’un orgueil que nulle défaite ne pouvait humilier, que nulle victoire ne pouvait grandir.


II.

À peine eut-il mis le pied sur le sol de l’Espagne, après avoir échappé à une terrible tempête qui engloutit la flotte qui l’amenait des Flandres, que Philippe assista, à Valladolid, à un auto-da-fé solennel. L’épée à la main, il jura devant le grand-inquisiteur et en présence d’un peuple immense de maintenir la pureté de la foi, de dénoncer les hérétiques et de soutenir le saint-office. On raconte que quand le défilé des condamnés passa devant le roi, un noble florentin, filleul de Charles-Quint, Carlo di Seso, lui dit : « Comment un gentilhomme comme vous laisse-t-il à ces moines un gentilhomme tel que moi ? — Je porterais, aurait répondu Philippe, le bois au bûcher pour brûler mon propre fils s’il était aussi pervers que vous l’êtes. » Son fils, le jeune don Carlos, était présent : que pensa-t-il de ces paroles, si vraiment elles furent prononcées ? Les mœurs espagnoles restèrent longtemps si féroces que les apologistes de Philippe les ont répétées l’un après l’autre à son éloge.

L’Espagne semblait s’attacher d’autant plus fortement à l’inquisition que cette institution répugnait davantage à tous les autres peuples de l’Europe, à la France, à l’Italie, à l’Angleterre, aux Flandres. Le XVIe siècle ne comprenait qu’une façon de supprimer l’hérésie, qui était de supprimer les hérétiques ; mais si la tolérance était partout inconnue, la dénonciation, la casuistique, les aveux arrachés par la torture, le châtiment de l’erreur devenant une fête pour la populace, les flammes de l’enfer commençant à brûler sur terre, tout l’appareil horrible du saint-office ne prit guère qu’en Espagne une place définitive dans les mœurs. L’erreur capitale de Philippe II fut de vouloir gouverner toutes ses provinces comme il gouvernait l’Espagne, on pourrait ajouter : de vouloir les gouverner du fond de l’Espagne, sans jamais se montrer, sans subir en aucune façon le frottement des hommes, le choc des faits, enfermé dans une sorte de fatalisme, indifférent à la bonne comme à la mauvaise fortune et n’acceptant jamais la leçon des événemens.

Quels étaient ses maîtres ? Nous avons déjà dit que le premier de tous fut Charles-Quint, presque investi dans ses dernières années du prestige de la sainteté. Philippe Il n’obéit jamais à un ministre ; il eut des conseillers, mais il resta toujours à un étage plus élevé