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contre don Juan ; il avait noué avec Escovedo une correspondance que celui-ci i et que don Juan croyaient secrète ; mais toutes les minutes étaient corrigées par Philippe. Escovedo poussait don Juan à revenir en Espagne prendre sa part au gouvernement ; lui-même partit enfin des Flandres et arriva à Santander. Il trahissait clairement Philippe II et celui-ci prit le parti de s’en débarrasser. Escovedo était venu se jeter dans la gueule du lion ; il était léger, mais fin et sans illusions ; il se vit immédiatement perdu. Comment pourrait-il essayer de se sauver, de rentrer en grâce ? Il essaya de perdre Antonio Perez dans l’esprit du roi. Il le surprit un jour avec la princesse : « Ma conscience, dit-il, m’oblige à prévenir le roi. — Fais comme tu voudras, » dit la princesse irritée en ajoutant une parole injurieuse pour le souverain. Philippe ne ressentit pas l’injure tant elle était grossière, il accorda à Perez la permission de faire tuer Escovedo. On essaya le poison sans succès ; une pauvre Mauresque qui porta innocemment le bouillon empoisonné à Escovedo fut arrêtée à la requête de ce dernier, condamnée et étranglée sur la place de Madrid. Deux fois encore, sans succès, on tenta l’empoisonnement. Il fallait en finir : un soir, sept spadassins armés attendirent Escovedo ; on le tua près de l’église Santa-Maria. Trois des meurtriers reçurent des commissions de sous-lieutenant, les autres se contentèrent de quelques doublons. La nouvelle du meurtre d’Escovedo arriva à don Juan d’Autriche peu de jours après la bataille de Gembloux. Il sentit que c’en était fait ; son complice était mort, il n’avait plus qu’à mourir. On n’eut pas la peine de l’assassiner. Il se mit au lit le 28 septembre 1578. Sa santé était depuis longtemps ruinée ; il délégua ses pouvoirs à Farnèse, reçut la communion et mourut, le 1er octobre 1578, d’une fièvre pourprée.

Cette fin d’un jeune héros, qui avait un moment paru comme un envoyé, de Dieu destiné à délivrer l’Europe des infidèles en débarrassant Philippe de vaines inquiétudes et en étouffant pour toujours la basse envie qui le rongeait, dut laisser cependant dans son cœur les germes de vagues remords. Après la mort de Charles-Quint, il avait feint un attachement presque romanesque pour ce frère, qui avait alors le même âge que son propre fils, don Carlos ; il l’avait nommé don Juan, il lui avait donné une maison, il avait traité avec la plus grande générosité sa mère, une vulgaire servante allemande ; il avait fourni plus tard à don Juan des occasions de s’illustrer, il l’avait envoyé contre les Maures, contre les Turcs ; il l’avait enfin chargé du gouvernement des Pays-Bas. Mais ces bienfaits avaient été gâtés par une continuelle jalousie et par une méfiance qui n’était pas tout à fait injuste, mais qu’un roi aussi dissimulé aurait dû mieux couvrir. Don Juan était inquiétant, débauché, emporté,