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n’est pas au-dessus de la nutrition des organes, mais reste au-dessous, ne nous semble pas diminuer la fécondité, ou du moins ne la diminue pas assez pour entraver le développement de l’espèce. Dans l’individu normal, la productivité intellectuelle et la productivité sexuelle marchent de iront ; ce sont comme les deux pôles où se dépense d’une façon régulière l’excédent de la nutrition. Seulement, si l’un des deux pôles attire tout à soi, il est clair que l’autre perdra d’autant. Une nutrition énergique dirigée presque exclusivement dans le sens d’une fonction déterminée aboutit à l’exaltation de cette fonction même et à l’amoindrissement de toutes les autres : elle peut même créer une sorte de monstruosité au point de vue physiologique[1].

  1. Les fourmis et les abeilles semblent d’instinct se conformer à cette loi pour déterminer parmi elles la fonction à laquelle un individu doit être appliqué. Une larve ordinaire, nourrie de la gelée des reines, devient reine ; le mode de nourriture et d’éducation détermine chez elle l’aptitude à engendrer et à commander. C’est sur ces faits et ces lois que s’appuyaient Spurzheim et d’autres naturalistes, il y a une quarantaine d’années, pour se demander si l’on ne pourrait pas créer des races d’hommes à talent, en employant les mêmes moyens qu’on a adoptés pour produire différentes espèces d’animaux. Trois peuplades du Pérou, les Aymaros, les Huancas et les Chincas, qui ont chacune leur mode particulier de déformer la tête des enfans, ont réussi à maintenir cette déformation par l’hérédité, à produire, selon Broca, des races brutales pour la guerre et des races intelligentes pour le conseil. On pourrait réussir à maintenir de même des changemens qui seraient des progrès. Frédéric-Guillaume Ier ne tolérait le mariage de ses gardes, qui étaient de vrais géans, qu’avec des femmes d’une taille égale à la leur, et procédait à l’égard de son régiment de colosses comme les éleveurs à l’égard des animaux. M. Renan va jusqu’à croire qu’on pourrait artificiellement, par voie de sélection et d’expérimentation scientifique, créer une race supérieure à la race humaine actuelle, une race de « maîtres » et comme de rois. « Que l’on réfléchisse au moyen qu’emploient les botanistes pour créer leurs singularités. C’est toujours la nutrition ou plutôt le développement d’un organe par l’atrophie d’un autre qui forme le secret de ces anomalies. Rappelez-vous le docteur védique dont le nom, selon Burnouf, signifiait : οὖ τὸ σπέρμα εἰς τὴν ϰεφάλην ἀνέβη. Comme la fleur double est obtenue par l’hypertrophie ou la transformation des organes de la génération, comme la floraison et la fructification épuisent la vitalité de l’être qui accomplit ces fonctions, de même il est possible que le moyen de concentrer toute la force nerveuse au cerveau, de la transformer toute en cerveau, si l’on peut ainsi dire, en atrophiant l’autre pôle, soit trouvé un jour. L’une de ces fonctions est un affaiblissement de l’autre ; ce qui est donné à l’une est enlevé à l’autre. » (Dialogues philosophiques, p. 119.) Diderot, dans le Rêve de d’Alembert, exprime des idées analogues, mais au fond moins hasardées, parce qu’elles reposent sur le développement des forces spontanées de la nature et non sur l’artifice de la science humaine : « J’ai vu deux moignons devenir à la longue deux bras... Au défaut des deux bras qui manquaient, j’ai vu doux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince et devenir deux moignons. — Quelle folie ! — C’est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se diviser à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l’homme ne finisse par n’être qu’une tête. — Mlle de Lespinasse : Une tête ! une tête ! c’est bien peu de chose ; j’espère que la galanterie effrénée... Vous me faites venir des idées bien ridicules. » Selon M. Ribot, « une sélection consciente, pratiquée longtemps, aurait de bons résultats, » mais la race ainsi formée ne pourrait jamais être abandonnée à elle-même ; car, sans parler de l’atavisme, qui ramènerait brusquement des formes mentales en apparence éteintes, nous savons que l’hérédité a toujours une tendance à retourner au type primitif, « ou, pour parler sans métaphore, que ce qui est acquis depuis peu à peu de stabilité. Peut-être aussi ces constitutions d’élite ressemblent-elles à des composés très instables, qu’il est bien difficile de fixer. » (De l’Hérédité, p. 417.)