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l’anarchie, il n’y avait qu’une conduite à suivre, un objet à se proposer. Il fallait au plus tôt faire cesser l’occupation étrangère, « au moyen d’une paix courageusement débattue, » et se dévouer d’un commun effort à remettre la France sur pied. » — « Y a-t-il quelqu’un, ajoutait-il, qui pourrait nous dire qu’il y a quelque chose de plus pressant que cela? Y aurait-il par exemple quelqu’un qui oserait discuter savamment des articles de constitution pendant que nos prisonniers expirent de misère dans des contrées lointaines, ou pendant que nos populations mourantes de faim sont obligées de livrer aux soldats étrangers le dernier morceau de pain qui leur reste?.. Unissons-nous donc et disons-nous bien qu’en nous montrant capables de concorde, de sagesse, nous obtiendrons l’estime de l’Europe et de plus le respect de l’ennemi lui-même, et ce sera la plus grande force que vous puissiez donner à vos négociateurs pour défendre les intérêts de la France dans les graves négociations qui vont s’ouvrir. »

Il ne faisait en parlant ainsi à son entrée en fonctions qu’exprimer ce que tout le monde sentait et donner la séduction, l’autorité d’une raison lumineuse à une politique qui se dégageait pour ainsi dire des circonstances. Pour l’assemblée, comme pour M. Thiers, son délégué ou son plénipotentiaire d’ailleurs, il n’y avait pas un instant à perdre. On était au 19 février, et l’armistice à la faveur duquel assemblée et gouvernement venaient de se constituer à Bordeaux expirait le 21 à minuit. Le 20, M. Thiers partait pour Paris, accompagné de M. Jules Favre, qu’il avait gardé comme ministre des affaires étrangères, de M. le duc de Broglie, qui venait d’être nommé ambassadeur à Londres, de M. le baron Baude, envoyé pour représenter la France à Bruxelles, et d’une commission parlementaire nommée pour être en quelque sorte le témoin des négociations. Avant tout il y avait cette question souveraine de la paix ou de la guerre qui ne pouvait être tranchée qu’à Versailles, où le vainqueur attendait immobile dans sa force et dans son orgueil, sans avoir précisé jusque-là les conditions qu’il prétendait imposer.

Certes, c’était pour M. Thiers une étrange et cruelle fortune d’avoir à porter le poids des malheurs qu’il avait prévus, qu’il n’avait pu ni détourner ni abréger, et de se trouver, — lui l’historien des grandeurs militaires d’autrefois, le politique aux instincts si vivement nationaux, — chargé de négocier la reddition de la France. Il avait pour coopérateur ou pour complice dans sa mission M. Jules Favre, qui ne pouvait lui être d’un grand secours, et une commission de l’assemblée de Bordeaux, qui l’avait accompagné à Paris, qui était pour lui corn ne une réserve sur laquelle il pouvait au besoin se replier. Il avait voulu tout d’abord faire seul sa première visite à Versailles, aller droit à M. de Bismarck, auprès de qui il se retrouvait, non plus.