Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/511

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’insurrection qui aurait pu emporter ce qui restait de la France, et ce qu’il y avait de plus dur, de plus irritant dans cette situation, c’est qu’on ne pouvait se mouvoir que sous les yeux, presque avec le concours de l’ennemi étranger. Les Allemands, il est vrai, n’étaient plus après les préliminaires de la paix dans les départemens éloignés. Ils avaient abandonné la Sarthe, l’Orne, l’Eure-et-Loir, le Calvados, ils avaient quitté Versailles et la rive gauche de la Seine, ils n’avaient fait que passer à Paris; mais ils étaient à Saint-Denis, dans les forts du Nord et de l’Est; ils étaient répandus, établis partout de la rive droite de la Seine jusqu’à la Meuse et aux Vosges. Ils étaient sur notre sol pour de longs mois, peut-être pour des années, on ne le savait pas encore.

Or cette occupation ne représentait pas seulement pour la France les frais d’entretien d’une armée étrangère qui, au début, ne comptait pas moins de cinq cent mille hommes; elle privait l’état français d’une partie de ses ressources les plus nécessaires par la mainmise de l’étranger sur les impôts, sur toutes les sources de revenus publics dans les régions occupées. Ce n’est que par degrés, par une série de conventions obtenues à grand’peine qu’on arrivait à reconquérir le droit de percevoir les impôts. Cette dure occupation, elle n’était pas seulement une charge matérielle oppressive, elle pesait sur tous les actes, sur toutes les résolutions du gouvernement. On ne pouvait faire un mouvement sans avoir à traiter avec les chefs de l’occupation, avec le général de Fabrice d’abord, puis avec le général de Manteuffel, établi à Nancy, souvent avec M. de Bismarck lui-même. Il fallait négocier sans cesse, tantôt pour le recouvrement de nos prisonniers, tantôt pour l’augmentation de notre armée, qui, d’après les préliminaires, ne pouvait être que de quarante mille hommes, qui montait successivement à quatre-vingt mille, à cent mille, à cent trente mille hommes. Il fallait négocier pour la destruction d’un poste de télégraphe, pour une patrouille qui passait trop près des ligues allemandes, pour une rixe entre des habitans et des soldats de l’occupation, pour le moindre incident. Il fallait négocier pour tout, et qu’on prenne bien garde qu’à chaque instant il y avait des alertes, des sommations, des menaces qui allaient porter l’anxiété à Versailles, qu’au moment où la commune venait d’être vaincue, on recevait un soir cette dépêche de M. de Bismarck : « J’apprends que vos soldats occupent le terrain réservé aux nôtres dans la zone de Raincy. J’ai l’honneur d’avertir Voire Excellence que s’ils ne se retirent pas immédiatement derrière leurs lignes, nos troupes vous attaqueront aujourd’hui même à minuit. »

Situation cruelle qui faisait dire un jour à M. Thiers : «Pour bien apprécier tout ce qu’il y a dans ces mots, l’évacuation du territoire, il faudrait être chargés comme nous le sommes de diriger en ce