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qui avait cru arriver en ambassadeur d’une puissance victorieuse et qui se sentait bientôt isolé, presque dépaysé, dans un monde ennemi, parlait avec amertume de toute chose, de la légèreté française, des impertinences de la société parisienne, de la condition pénible des Allemands en France; il se révoltait de ne devoir quelques égards qu’à la protection attentive de M. Thiers ou à quelques recommandations de M. de Goutaut-Biron à ses amis. M. de Bismarck, lui, avec l’orgueil de la force, s’intéressait peu aux doléances de son ambassadeur, qu’il ne tardait pas à juger sévèrement, et il répondait par une de ces paroles brutales dans lesquelles il a plus d’une fois résumé sa politique : Oderint dumm metuant ! Au fond, il avait, lui aussi, ses soupçons. Il restait persuadé que, dans notre pays, « chaque gouvernement, à quelque parti qu’il appartienne, regardera la revanche comme sa principale mission. » M. de Bismarck se défiait des intentions de la France, de la puissance même des ressources qu’elle déployait, de l’emportement de ses haines nationales, et en se tenant prêt à tout événement, il se demandait s’il ne valait pas mieux garder jusqu’au bout la garantie de l’occupation des derniers départemens, surtout de Belfort.

M. Thiers, de son côté, avait, lui aussi, ses inquiétudes; il n’était nullement rassuré au sujet des dispositions de l’Allemagne. Il craignait, s’il se libérait trop vite envers elle, de lui donner, avec les 3 milliards, la tentation de saisir le premier prétexte venu pour accabler de nouveau, et cette fois d’une manière irréparable, la France. Un jour, au milieu de ses perplexités, il disait à brûle-pourpoint au comte d’Arnim : « Foi de galant homme, dites-moi s’il est vrai que votre gouvernement veuille déclarer une nouvelle guerre à la France aussitôt que nous aurons payé? Je suis sûr que vous me direz la vérité. Après avoir traité avec moi les plus graves affaires où vous avez pu constater ma bonne foi, vous ne voudrez pas faire jouer à un vieillard un rôle de dupe ridicule. Je répète que je veux la paix, la paix et encore la paix. Le pays, malgré les apparences, la veut aussi. Il maudit ses juges, mais il accepte le verdict. Ainsi, dites-moi la vérité en gentilhomme... » M. Thiers semblait naïf en parlant ainsi; sa naïveté valait la sincérité de M. d’Arnim, protestant des intentions désintéressées et pacifiques de l’Allemagne.

On était à deux de jeu. La France se défiait de l’Allemagne, l’Allemagne se défiait de la France; mais si, dans les deux camps, il y avait des arrière-pensées, des ombrages, des craintes, il y avait en même temps pour les uns et les autres une considération qui dominait tout, qui l’emportait sur les secrètes hésitations. M. de Bismarck avait hâte de mettre la main sur l’indemnité, « d’encaisser les milliards français, » comme s’il eût craint que quelque accident