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Cependant, sans témoigner la moindre méfiance, M. de Sarzec offrait quelques piastres ; acheteur unique, il était maître du marché ; aussi, après force exclamations et prières, finissait-on par lui laisser l’objet pour le prix que lui-même avait fixé. C’est par cette voie détournée que sont arrivés entre ses mains quelques-uns des plus précieux des objets de sa collection.

M. de Sarzec suspendit ses recherches en 1881 ; il avait fait quatre campagnes de fouilles. Les travaux, qui avaient commencé presque clandestinement et avec très peu de bras, s’étaient continués depuis l’obtention du firman, dans d’autres conditions ; il y avait eu souvent, pendant les deux dernières années, jusqu’à deux cents hommes d’employés sur les chantiers. Il restait à transporter les antiquités de Tello à Bassorah, puis à les embarquer pour la France.

Le plus difficile, c’était de faire franchir aux monumens les 6 ou 7 kilomètres qui séparaient Tello de la rive du canal. Les statues étaient fort lourdes ; ainsi la partie inférieure de la principale figure pesait 3 tonnes 1/2. Les matériaux manquaient pour construire des chariots ; les eût-on trouvés, on n’aurait pas eu de charron capable de les mettre en œuvre. On eut recours à un autre expédient. M. de Sarzec s’était procuré de belles planches de bois de tek ; ce bois, que fournit l’Inde, est un des plus durs et des plus résistans que l’on connaisse. On put faire ainsi un plancher mobile sur lequel, à grand renfort de cordes, une centaine d’hommes traînaient la statue. Lorsque celle-ci était arrivée au bout des planches, on en disposait, par devant, d’autres sur lesquelles on la faisait glisser ; puis on retirait celles qui se trouvaient ainsi dégagées. Malgré les grands cris que poussaient les Arabes pour s’encourager et s’exciter mutuellement, on n’avançait pas vite ; il fallait sans cesse faire des détours afin d’éviter les flaques d’eau que les pluies avaient laissées dans les creux du terrain ; ailleurs celui-ci, marécageux, se défonçait sous un trop lourd fardeau. Il y avait des jours où ne faisait pas plus de 80 à 100 mètres. Le transport, pour le plus gros morceau, a duré près de cinq semaines. Enfin, vers le moment où la montée des eaux allait remplir le canal, tout était arrivé sans accident sur la rive. M. de Sarzec avait frété une grande barque arabe, aux flancs arrondis, que la crue souleva jusqu’au niveau de la haute berge ; on réussit à faire rouler les blocs sur des lits de roseaux qui amortirent la chute. Dès lors, on avait bataille gagnée. La barque emportait neuf statues et nombre d’autres fragmens ; elle n’eut plus qu’à descendre le canal, puis l’Euphrate, puis le Chat-el-Arab ; elle vint mouiller à Bassorah, devant la maison du consul.

Il y eut quelques discussions avec l’autorité turque à propos de certaines clauses du firman ; mais les Turcs, à vrai dire, se souciaient bien peu de toutes ces vieilles pierres ; il fut facile de s’arranger. La