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Des milliers d’esclaves chrétiens étaient enfermés dans ces murs au temps où Tunis était puissante ; ce sont eux qui, sous le fouet et le bâton, élevèrent les remparts de la ville et fortifièrent cette même casbah; une foule de marins, de gentilshommes, de soldats anglais, espagnols, français, arrêtés en mer, étaient emmenés à Alger, à Oran ou à Tunis et y menaient une vie auprès de laquelle celle des derniers de nos galériens est douce. Un jour, au mois de juillet 1535, dix mille chrétiens prisonniers dans cette enceinte, que gardent aujourd’hui les sentinelles françaises, entendirent le grondement d’une (bataille furieuse. La Goulette venait d’être prise, et, sous les murs de Tunis, Charles-Quint livrait un combat terrible, à Khezeddine, le frère de Baba-Aroudj (dont nous avons fait Barberousse) et le maître tout-puissant des états barbaresques. Dans ce tumulte, dans le trouble où était la ville, les chrétiens, mal gardés, se révoltèrent et précipitèrent la victoire en prenant l’ennemi à revers. Le sang de trente mille musulmans coula, dit-on, dans les ruisseaux de Tunis lorsque l’empereur y entra triomphant; la citadelle fut occupée par les Espagnols, et la régence, pendant plus d’un demi-siècle, paya tribut au vainqueur.

Sur la pente opposée aux Souks se déroulent les ruelles tranquilles du quartier arabe. Les voitures n’y pourraient passer; à peine de temps en temps un cavalier fait-il jaillir les étincelles du pavé; les piétons même sont rares, l’air est muet ; d’innombrables voûtes jetées sur la rue supportent les maisons, et, à leur ombre, les mendians accroupis reposent. Une quantité de tronçons de colonnes inégales, prises dans toutes les ruines, blanchies, peintes ou nues, presque toujours ébréchées, faites des marbres les plus divers, supportent les voûtes et les arcades jetées, sans utilité apparente, d’une maison à l’autre. Si on retirait tout à coup ce qu’il y a de colonnes romaines à Tunis, la ville entière s’écroulerait. Les Arabes se sont trouvés en face de ruines inépuisables, et ils n’ont même pas su utiliser tout ce qu’ils en ont amené dans leur capitale. Sans compter tous les fûts qui sont couchés à terre abandonnés, on en voit des quantités simplement encastrés dans les murs ou servant de pierres d’angle aux maisons. Toutes les bornes de Tunis sont faites de colonnes ou de vieux canons.

De distance en distance, de grands portails sont percés dans les murailles blanches des maisons et leur cadre est rempli par des portes de bois brut couvertes de dessins formés de clous aux têtes Fouillées. Quelquefois, sur les pierres, une main ouverte, peinte en rouge, pour écarter le mauvais œil. Les grands vantaux ne tournent jamais; une très petite ouverture, étroite et basse, pratiquée dans l’un d’eux, donne accès à la maison, et, dans sa demi-obscurité, on voit miroiter les carreaux émaillés des salles. Les idées, les