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dans les marchés, les plus déterminés s’armèrent et on put craindre un massacre général ; les cuirassés mouillés en rade de La Goulette n’auraient pu débarquer une compagnie que pour venger l’attentat. Si, à ce moment, le représentant de la France, M. Roustan, avait montré la moindre crainte, s’il avait paru seulement inquiet, on ne sait quel incendie et quel déchaînement de fureurs auraient pu éclater. Mais rien dans son attitude ne trahit la moindre émotion ; il sortait en voiture sans se faire accompagner, comme si rien d’anormal ne pouvait se préparer. Il allait seul à cheval dans les quartiers où l’excitation était la plus grande. Si l’on tirait sur lui, comme cela s’est produit un jour, il répétait partout, en haussant les épaules, que le coup était destiné à un chat errant. Et peu à peu les fureurs se calmèrent et les idées de massacre s’évanouirent.

Maintenant on est bien habitué à notre présence ; le franc est aussi connu que la piastre dans les souks, et le marchand indigène, qui ne sait pas lire, a déjà appris à reconnaître la valeur de nos billets de banque. Dans une petite ville de province comme Béja, la monnaie tunisienne a presque disparu, et c’est en francs que se font tous les paiemens dans les courtes galeries de son bazar. Nos soldats traversent les souks le jour et la nuit; nos officiers, quand il y a représentation au théâtre, viennent de la caserne d’artillerie du Bardo en priant qu’on laisse les portes de la ville ouvertes après minuit, et retournent à pied à la caserne sans plus d’inquiétude que s’ils retournaient dans un faubourg de Paris. D’une manière générale, on peut dire que la police des rues est bien faite ; nos meilleurs juges rendent hommage à ce point de vue à ces pauvres soldats tunisiens qu’on voit charmer les ennuis du poste en tricotant de leurs mains noires. Déjà notre langue commence à se répandre; les enfans qui courent les rues s’accrochent à nos soldats et apprennent d’eux quelques bribes de français dont ils sont très fiers. Il n’est pas jusqu’au colonel qui garde le Dar-el-Bey qui ne se soit fait un carnet où il inscrit en lettres arabes les mots français qu’il a pu entendre, et il se les récite tout le long du jour, et il s’en sert pour dire des choses aimables aux visiteurs ; c’est un homme de très belles manières.

Pour la population musulmane aussi, les distractions sont peu nombreuses et la vie qu’elle mène est d’une grande monotonie. La femme est chez les Tunisiens tellement abaissée qu’elle ne saurait être une société ; c’est une sorte d’animal domestique qu’on enferme pour être sûr qu’il ne s’en ira pas et qu’il ne lui arrivera pas malheur dans les rues. Ces êtres doux, au regard enfantin, ne savent ni lire ni écrire, même dans la classe riche. Entre les murs émaillés de leurs chambres les Tunisiennes laissent couler leurs journées vides et comme elles n’ont aucune idée de la vraie vie, elles ne