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tiennent à la hauteur de l’œil une bande d’étoile roulée en corde. Aux sons aigres du flageolet de cuivre et au grondement sourd du tambour, le Marocain arrive d’un trait au milieu de la distance, fait « la roue » assez lourdement, puis rebondit en faisant le saut périlleux jusqu’au-dessus de l’étoffe roulée qu’il touche de la nuque et qu’on abaisse un peu par pitié. Deux fois, il fait son tour et retombe bien loin, de ses pieds nus, sur la terre caillouteuse, et la seconde culbute est à peine terminée que la foule se disperse d’un seul mouvement; les gamins, perdus dans les plis en marche des grands burnous blancs des Arabes, poussent des cris aigus, qui éclatent comme des pétards au milieu de l’impassible gravité des hommes.

Bien au-dessus de ces vulgaires réjouissances, il y a les fêtes religieuses qui ont gardé pour tous les musulmans de Tunisie leur extrême importance. Elles font, comme chez nous, sous l’ancien régime, époque dans l’année; quand elles arrivent, la ville entière est en émoi. Et non-seulement nous n’y mettons aujourd’hui aucun obstacle, mais même ces fêtes nous doivent un éclat qu’elles n’avaient jamais eu. Le mouled, cette année (anniversaire de la naissance du Prophète), a été très brillant. La veille, le bey revient du Bardo et s’installe à Tunis, au Dar-el-Bey; à sept heures et demie du matin, ses sujets commencent à se réunir sur la place ; beaucoup vont se masser dans les galeries, à la hauteur du premier étage, qui entourent le square, et que Khereddine avait fait construire pour en faire de nouveaux souks. Mais il ne s’est pas trouvé jusqu’ici un seul marchand pour venir habiter ces boutiques neuves et propres. Le long du square est aligné un de nos bataillons sous les armes, prêt à rendre les honneurs au souverain, et en face de la porte, la fanfare des chasseurs à pied qui s’apprête à lui faire la surprise du salut tunisien exécuté par des Français. Sous la porte, la foule affairée des fonctionnaires des deux nations qui circulent et causent. Les officiers tunisiens ont revêtu leur uniforme; un manteau noir, la plupart du temps noué et rapiécé, montrant les coutures, avec des soutaches noires qui s’en vont. Les tuniques sont à l’avenant et c’est d’abord avec surprise qu’on voit, sur quantité de collets ternis, les étoiles de général de division. Il y a, dans le nombre, deux ou trois généraux énormes qui soufflent et peuvent à peine remuer; un d’eux, tout souriant, tout aimable, est étalé au soleil près de la porte; sous sa grosse chechia de laine rouge épaisse, avec un lourd gland bleu, clignent ses yeux bien rayés, bien fatigués, et s’épanouit sa bonne face colorée. Ses larges mains et ses gros doigts écartés, posés sur ses cuisses, il accueille tout le monde, sourit à tout le monde et ne dit mot. Un caïd arrive dans une superbe calèche à l’européenne très soignée, mais tirée par un méchant attelage dont les harnais usés se composent en majeure partie de