Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/631

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leur donnera des habits, ils en éprouveront un tel bien-être que leurs cœurs nous seront gagnés. Et c’est déjà, grâce à l’organisation des compagnies mixtes, ce qui commence à se produire.

Le lendemain, à la même heure, la foule est encore plus grande; les arbres mêmes du square supportent des grappes de curieux; la place est encombrée ; les chevaux enclavés dans la foule ruent et se cabrent, et on y distingue aussi quelques groupes singuliers : un Arabe tient devant lui, sur son cheval, sa femme à califourchon sur la bête; un pauvre âne, pliant sous le poids, porte toute une famille : un homme, une femme, un enfant et deux sacs de provisions. Sous la porte du palais, les généraux affairés sont plus nombreux encore que la veille, et ils ont revêtu leur habit le plus doré, des tuniques bien froissées, il est vrai, parce qu’on les déplie rarement et dont les boutons au croissant ne sont pas tous en place, mais dont les broderies entre-croisées brillent au soleil et enchantent le populaire indigène. C’est à qui baisera la manche des gros potentats superbes, et les potentats laissent faire sans regarder, majestueux et impénétrables comme des idoles. Derrière le bey, le cortège se forme et, passant au milieu des soldats français et tunisiens rangés en ligne, suit les souks et se perd dans leur ombre. Il va à la mosquée de l’Olivier, où le prince doit faire solennellement sa prière; le bey, arrivé à la porte, se fait retirer ses chaussures et pénètre dans le temple. Du haut de la Casbah, on voit le cortège revenir et le carrosse du souverain repartir pour Kasr-Saïd, au milieu des rues brûlées du soleil. Et l’on voit aussi les terrasses et les minarets s’éclairer d’une lumière dure, d’un éclat presque insoutenable, de grandes ombres bleues courir sur les pentes des montagnes lointaines, et pendant que le canon tonne de tous les forts, des flocons doux de fumée sortis de la forteresse de La Goulette s’arrêter au ras du lac, en face de Tunis.

En province, on trouve des mœurs à peu près pareilles. La masse des Arabes s’est soumise aisément à un changement de régime qui lui fait vendre ses blés très cher et qui est par conséquent très profitable. Dans beaucoup de districts, le nom français était déjà connu et respecté, et on nous a vus occuper la régence avec plaisir. A Béja, au centre du pays, notre agent consulaire, le seul Européen de l’endroit, n’a pas eu, au moment de l’entrée de nos troupes, un instant d’inquiétude. La ville a gardé son apparence calme, et lorsque nos régimens ont paru sur la hauteur derrière la ville, les vieux canons de la citadelle sont restés muets. Il en a été de même presque partout; les télégrammes envoyés aux journaux ont par malheur donné à ce sujet bien des idées fausses. On ne se figure pas assez chez nous à quel point, en réalité, l’occupation de cette riche province a