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quelque chose comme un uniforme anglais, défilent un à un. Un gros héraut, dont le vêtement a dû être taillé dans quelque mauvaise échoppe de Tunis, balance en marchant les plis en jupe de son ample tunique, dont un pan rebelle s’agite par derrière comme une queue : mais son visage est impassible et solennel.

En face du trône, à l’autre bout de la salle, la grande porte sous laquelle paraissent les plaignans ; deux officiers les retiennent à l’épaule ; derrière eux, la foule arabe, le commun peuple, à qui peu d’espace est laissé. Les plaignans sont de toute sorte, et ils n’ont pas de beaux habits ; les pauvres se présentent avec leurs guenilles trouées, pieds nus et la boue des chemins sur la peau. Il y a là des Bédouines tatouées de bleu, des juifs au turban noir, des descendans de la famille du Prophète, au turban vert, des soldats de son altesse à la blouse noire raccommodée de fil jauni. Chacun expose son grief du fond de la salle, de la manière la plus touchante qu’il peut, mais pas en plus de deux minutes. Le général Bachamba (chef des hambas ou gendarmes) résume leur petit discours en quelques paroles et les prononce très haut pour que le bey les entende bien. Le bey écoute et prononce sa sentence à l’instant, en quatre mots que les notaires enregistrent et qui sont exécutés sur-le-champ. Cette rapidité plaît aux Arabes ; le dernier de leurs mendians est content de penser qu’il peut être jugé par le prince, et il l’est fréquemment ; tous savent aussi qu’ils ont là bonne justice. Le bey, du moins, est inaccessible aux cadeaux, et comme il garde aux yeux de son peuple un caractère sacré, on ne lui ment guère, de sorte qu’il lui est facile de ne pas se tromper dans ses jugemens ; ses arrêts sont acceptés par tout le monde sans protestation ni conteste. Et il n’est pas nécessaire, pour comparaître devant lui, qu’il s’agisse d’un assassinat ou du détournement d’une fortune. Voici une Bédouine tout en pleurs qui se plaint de ce que son fils, pour avoir volé deux ânes, est en prison depuis si longtemps ! — Ordonné qu’elle paiera les deux ânes et qu’il sera fait grâce à son fils du reste de sa prison. — Un soldat était allé avec le camp d’Ali-Bey combattre les insurgés lors de l’occupation française ; il devait recevoir une paie et n’a rien reçu. — Ordonné que, nonobstant, tout le monde dans la régence étant dans le même cas, il continuera de ne rien recevoir.

Les condamnations à mort ne demandent ni plus de préparatifs ni plus de temps. Il y en avait eu une le samedi précédent ; un vieillard arabe de plus de soixante ans avait tué deux personnes de sa famille. Le bey l’a écouté deux minutes, en trois mots l’a condamné, en dix minutes l’a fait pendre ; la potence a été amenée sous les fenêtres du palais et l’exécution a eu lieu publiquement. Un peu auparavant, une discussion singulière s’était élevée dans un cas