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en assurant à tous les Européens l’unité de juridiction, qui leur sera plus avantageuse que cette protection consulaire si précaire et qui donnait lien, quand il s’agissait d’exécuter un jugement, à tant de difficultés. Mais en créant des tribunaux français, il sera sage de ne pas détruire brutalement les anciens. Si, dans la province, la justice du cadi est peu estimée, si les Arabes viennent déjà d’eux-mêmes supplier nos officiers de les juger, en revanche, celle qu’exerce personnellement le bey est universellement admise et respectée : ce serait un grand tort que d’y porter la moindre atteinte. Le férik, pour les menues offenses des indigènes, c’est-à-dire de gens qu’il connaît bien ; le chara, restreint à une juridiction plus strictement religieuse, peuvent continuer à nous rendre de grands services. Il faut que l’organisation qui sera élaborée et dont le projet de loi déjà voté par la chambre ne fournira qu’un premier élément, soit assez élastique pour comporter, en ce qui regarde les Arabes, le maintien partiel de ces rouages, redressés seulement où il sera besoin, et que l’amour des classifications claires et logiques ne nous fasse pas effacer d’un coup, avant que nous ayons rien pour les remplacer, ces restes utiles de l’organisation indigène.

En somme, trois réformes principales : réorganiser la justice et abolir les capitulations, racheter la dette et percevoir nous-mêmes les impôts, organiser l’instruction, c’est-à-dire donner aux petits Arabes le moyen d’apprendre le français.

Bien d’autres améliorations seraient nécessaires, mais il suffira sans doute de signaler celles-ci parce qu’elles sont les principales et qu’on ne veut donner ici qu’un aperçu général des choses de Tunisie ; les autres réformes viendront peu à peu ou sont même déjà en voie d’exécution. Et quand tout cela sera terminé, le bey, que ce serait une folie de vouloir déposséder, se trouvera régner sur des états à moitié français, et les trésors fort divers oubliés dans son royaume seront mis à la lumière pour son profit comme pour le nôtre. Sans doute on ne voit encore cela que dans un avenir un peu obscur, mais il ne saurait être lointain : attendons seulement que le premier trouble occasionné par de si grands changemens soit passé. Mais dès maintenant, prévoyant que la civilisation a bien définitivement poussé en Tunisie ses racines vivaces et qu’un lâche abandon ne serait plus possible, nous serions assez tenté de renvoyer au révolté Ali ben Khalifa, campé encore aujourd’hui dans les sables de la Tripolitaine, le beau vers arabe qu’il jetait récemment à la face des vainqueurs : « Quand la poussière du combat sera dissipée, tu sauras si c’est une jument ou un âne que j’ai sous moi ! »


J. DE SAINT-HAON.