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Belgique aux convoitises de l’empereur, des considérations de famille ne l’eussent point arrêté. Mais M. Nothomb le savait homme à gagner une partie sans se servir de ses atouts; il se plaît à les considérer comme un fonds de réserve et, certain de les retrouver, il n’a garde d’y toucher tant que ses petites cartes lui suffisent. M. Nothomb jugeait aussi que le danger ne serait sérieux que le jour où il y aurait un pacte écrit, et il n’ignorait pas que M. de Bismarck est très avide de l’écriture des autres, mais très avare de la sienne. Il cherchait à sonder M. Benedetti, il tournait autour de lui, il eût donné beaucoup pour pouvoir fouiller pendant cinq minutes dans son portefeuille et dans ses tiroirs. Il lui disait : « S’il n’y a rien d’écrit, vous n’aurez rien. » Après la déconvenue du Luxembourg, M. Benedetti lui dit : « Êtes-vous convaincu maintenant que je n’avais pas de pacte écrit? — Parfaitement, lui répliqua-t-il, aussi vous avez lire la courte paille. »

Il était trop bon Belge pour que la conservation de son pays, à l’affranchissement duquel il avait travaillé, ne fût pas son intérêt le plus cher. Quand il aurait eu le cœur moins patriote, il n’eût pas renoncé facilement à croire que les petits pays ont un rôle à jouer, qu’il serait fâcheux de les voir disparaître. Il disait que la Belgique avait le double avantage de n’être pas française, ce qui la préservait des révolutions, et de parler français, ce qui lui permettait d’avoir commerce avec son grand voisin. Les petites nations qui ont leur idiome ou leur dialecte particulier sont en danger de mal comprendre ce qui se dit autour d’elles, de se replier sur elles-mêmes et de sentir un peu le renfermé un petit peuple qui parle une des grandes langues de l’Europe a des communications avec tout l’univers et l’agrément de pouvoir lui raconter ses affaires de famille. Le baron Nothomb écrivait à M. Juste, le 26 mars 1871 : « Dans ma carrière, déjà longue, je n’ai rencontré que deux Français acceptant l’indépendance de la Belgique : Louis-Philippe et Guizot, aussi n’étaient-ils pas réputés être des Français. On leur trouvait un air étranger : ils respectaient les droits d’autrui. » A vrai dire, il comprenait très bien que son pays fût un objet de convoitise, que beaucoup de Français reprochassent au roi Louis-Philippe d’avoir manqué d’audace alors qu’il tenait dans ses mains l’outre des tempêtes et qu’il pouvait souiller la révolution aux quatre coins de l’Europe. Cette riche et florissante Belgique, aussi fière de son agriculture que de son industrie, ne peut s’étonner qu’on la juge bonne à prendre, et pourquoi s’en fâcherait-elle? Une femme ne se fâche pas de se savoir désirée; si elle est honnête autant que coquette, elle joint au plaisir d’allumer des passions celui de se défendre, cela fait un bonheur complet.

Ce que le baron Nothomb condamnait énergiquement, c’étaient les menées souterraines, qui scandalisaient son honnêteté. D’autre part, il avait trop de franchise et de rigueur dans l’esprit pour pouvoir goûter