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au théâtre pour mettre un intervalle agréable entre le dîner et le bal, ou la partie au club, ou simplement le sommeil. Ces dispositions, au moins, sont celles du public élégant, qui arrive au théâtre tout frais de son oisiveté. Pour les gens de travail, ils arrivent recrus de fatigue, harcelés jusqu’à la dernière heure par des soucis d’ambition ou de commerce; ils viennent chercher au théâtre un rêve de quelques heures, un divertissement, un délassement dramatique ou comique. Ni les uns ni les autres, en somme, ne viennent chercher un plaisir littéraire, qui serait un exercice d’esprit et n’irait pas sans peine: si le spectacle qui leur convient se trouve d’ailleurs littéraire, si l’auteur qui l’a disposé pour eux a gardé le souci des caractères, des mœurs et du style, et qu’ils s’en aperçoivent, il se peut assurément qu’ils se sachent bon gré de s’y plaire. Mais encore un coup, c’est le superflu; le nécessaire est que ce spectacle émeuve ou divertisse d’une façon agréable, et, pour cela, il n’est besoin ni de mœurs, ni de caractère, ni de style.

De quoi donc est-il besoin, si ce n’est d’abord que ce soit proprement un spectacle, c’est-à-dire un objet préparé pour les yeux? Or qu’est-ce, je vous prie, pour les yeux, qu’une mère et trois filles en habits de deuil depuis le commencement d’un deuxième acte jusqu’à la fin du dernier? Mme X.., la couturière habituelle des héroïnes de MM. Dumas et Sardou, disait un jour : « Je suis terriblement émue : j’ai trois pièces qui passent cette semaine. » Elle se considère nettement, comme la collaboratrice des auteurs, et n’a pas tort : la toilette de Mlle Croizette, au deuxième acte de la Princesse de Bagdad, n’avait-elle pas son pathétique? La toilette, en d’autres cas, a pareillement son comique. M. Gondinet, quelques jours après la lecture d’une pièce accueillie froidement par les artistes des Variétés, rencontre le directeur de ce théâtre : « Eh bien, dit celui-ci, cela va mieux : Baron cherche une étoffe pour un pantalon. » La pièce n’a jamais été jouée : sans doute M. Baron n’avait pas trouvé son étoffe. Quel régal est-ce donc, je le répète, pour les yeux de notre public, que ces quatre robes de laine noire qu’il voit pendant trois actes? Elles peuvent être disposées, ces quatre robes, de façon que la monotonie même et la simplicité du tableau touchent un amateur. Ainsi, au commencement du quatrième acte, quand Mme Vigneron et ses filles sont assises autour d’une pauvre table pour prendre un pauvre repas, et que le silence n’est rompu que par ce cri de la mère : « O mes enfans! si votre père nous voyait!.. » c’est là une composition d’une force et d’une sobriété presque magistrales. Mais quoi ! une toilette de Mlle Sarah Bernhardt dans l’Etrangère ou de Mlle Pierson dans la Princesse Georges, est plus avantageuse aux regards du public, comme une peinture de M. Carolus Duran l’est plus qu’un portrait de M. Fantin-Latour.

Ajoutez que, si les robes sont noires, les idées le sont aussi : Mme Vigneron