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implorera l’autorité contre cette solution définitive aura commis un délit et pourra être châtié pour manque de résignation. Un indigène, quelque qualifié qu’il soit, n’a pas la liberté de ses mouvemens; il est à peu près dans la position où se trouvent les condamnés qui ont fini leur peine et qui sont placés sous la surveillance de la haute police. Un Arabe, chevalier de la Légion d’honneur, dont tous les parens ont été pendant quarante ans au service de la France, ne peut, par exemple, s’absenter de Cherchell, où il réside, pour aller faire sa récolte dans une propriété qui en est à 8 ou 10 lieues, sans solliciter un permis du maire, et ce fonctionnaire, par mauvaise humeur, peut le lui faire attendre et même le lui refuser. Ce n’est pas par ces procédés humilians et soupçonneux que l’on gouverne les hommes. Si l’on devait maintenir un semblable régime vis-à-vis les Arabes, il était superflu d’étendre autant le territoire civil.

La substitution du régime civil au régime militaire a eu pour principal effet, non de changer le fond des choses, mais de modifier uniquement le personnel des agens. Au lieu des officiers des bureaux arabes, les peines arbitraires sont appliquées par les commissaires civils. Sur bien des points la situation des indigènes s’en est aggravée. Quelque mal que l’on puisse penser des bureaux arabes, il est certain que les officiers, dans leurs rapports avec les indigènes, se laissaient le plus souvent guider par certains sentimens de générosité professionnelle et de bienveillance militaire. Les agens civils n’ont pas au même degré ces qualités et ils ne pourraient y suppléer que par un grand respect de l’équité, un tact délicat, une aptitude naturelle ou une préparation sérieuse à la difficile mission qu’ils doivent remplir. Or, depuis cinquante ans que nous sommes en Algérie, nous n’avons rien fait pour créer un personnel administratif spécial. Les seules règles qui président au recrutement de nos agens, ce sont l’instabilité et la fantaisie. Un étranger qui a étudié avec la plus grande sympathie et sur certains points avec admiration notre œuvre africaine, M. de Tchihatchef, faisait remarquer que, de 1830 à 1877, l’Algérie avait possédé vingt-deux gouverneurs-généraux, ce qui ne donne pas deux ans de durée à chacun d’eux[1]. Depuis 1877, le poste de gouverneur-général a été aussi mobile. Il s’en faut qu’il en soit ainsi des vice-rois de l’Inde, des gouverneurs-généraux du Turkestan ou de ceux des îles hollandaises de la Sonde. Les préfets et les sous-préfets ne sont pas moins fragiles. C’est une remarque du secrétaire-général du gouvernement

  1. Espagne, Algérie et Tunisie, lettres à Michel Chevalier par M. de Tchihatchef. Paris, 1880.