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fut impossible de le retrouver, il me disait : « Je l’ai sans doute brûlé, j’ai brûlé tant de choses! » Les manuscrits de Novembre, de la première Education sentimentale, des deux premiers Saint Antoine, de son Voyage en Corse ont-ils été réduits en cendres? Je n’en sais rien; je le regretterais, car ces œuvres incomplètes, juvéniles, méritaient d’être conservées. Il est toujours curieux de pouvoir constater comment les esprits d’élite se sont développés et quelle route ils ont prise pour parvenir au sommet où chacun les a applaudis. Nous avions projeté, depuis longtemps, de faire ensemble l’examen de tous nos papiers, afin de voir quels étaient ceux qu’il fallait mettre à néant et ceux qu’il convenait de réserver. C’était une besogne longue et triste; nous l’avons ajournée. La mort n’a pas donné caution à l’ajournement et elle est intervenue avant que notre dessein fût exécuté. Je sais qu’un jour Flaubert voulut faire un choix parmi les lettres qu’il gardait; il se mit à les parcourir, les larmes le gagnèrent; il rejeta tous ces souvenirs, toutes ces émotions au fond du coffre qui leur servait de tombeau et n’y toucha plus.

Le séjour des soldats allemands dans sa maison lui fut très douloureux. A la souffrance, à l’humiliation de la défaite s’ajoutait une irritation dont il n’était pas le maître et qu’il dissimulait de son mieux sans pouvoir y parvenir. Pour sa nature primesautière et exubérante la contrainte fut excessive et elle eut un résultat lamentable. La maladie nerveuse qui était en rémittence depuis sept années le reprit et lui rapporta les angoisses dont il était désaccoutumé. Il en avait contracté quelque chose d’inquiet et d’impatient qu’il garda jusqu’à son dernier jour. L’invasion qui avait été pour lui immédiate et tangible, le retour de son mal, semblaient se mêler dans sa pensée et formaient contre les Allemands un seul et même grief dont il souffrit parfois jusqu’à en crier. Il combattait ce sentiment, et quoique les idées ambiantes aient toujours eu beaucoup d’influence sur lui, il essayait de se calmer et de réagir contre une impression qu’il trouvait indigne d’un esprit élevé, familiarisé avec l’histoire, équitable et qui sait que, jusqu’à présent du moins, la guerre paraît être une nécessité de l’existence même des peuples. Un jour, chez moi, à Paris, trois ou quatre ans après la guerre, notre causerie nous avait ramenés à cette époque, et il me racontait, pour la vingtième fois peut-être, l’émotion poignante qu’il avait éprouvée en apercevant, sur le chemin de halage de Croisse!, briller au soleil la pointe d’un casque prussien. Il avisa sur ma table le second volume des Conversations de Goethe, il le saisit avec empressement, l’ouvrit, le feuilleta comme s’il y eût cherché une phrase restée dans sa mémoire et me dit : « Ah ! que je voudrais être dans l’état de cet olympien ! c’était un homme,