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futurs pensionnés. Les deux premiers qui furent consultés étaient riches ou hautains ; ils repoussèrent les présens d’Artaxercès. On craignit que l’exemple ne fût contagieux ; le projet fut abandonné et Gautier eut un déboire de plus dans une existence qui n’en manqua jamais. Dans les dernières années de l’empire, grâce à certaines combinaisons bienveillantes, on était arrivé à lui créer une situation convenable qui lui permettait de vivre sans trop de peine et qui, — il me le disait lui-même, — lui donnait la faculté d’être malade pendant huit jours sans se voir affamé.

Sauf certaines exceptions, tellement rares que, de notre temps, deux noms les résumeraient, — Lamartine et Hugo, — les poètes ne peuvent gagner le pain quotidien : ou ils sont réduits à brocher des traductions, des articles variétés, ou l’on en fait des bibliothécaires au service du public et à 3,000 francs d’appointemens par an.. Et qu’on ne dise pas que j’exagère ! Dans la semaine qui précéda sa mort, c’est-à-dire à l’heure où sa célébrité était devenue universelle, Alfred de Musset reçut une offre de son éditeur ; il faut écouter ce qu’en dit son frère : « Il regretta de n’avoir point accepté la proposition de son libraire, qui lui demandait la cession complète et à perpétuité de la propriété de tous ses ouvrages moyennant une pension viagère de 2,400 francs[1]. » Il serait superflu d’insister ; il s’agit d’Alfred de Musset. On peut deviner ce que Théophile Gautier aurait eu en partage si, comme son tempérament l’y portait, il eût abandonné la prose pour les vers. Ernest Renan a dit : « Les choses de l’âme n’ont pas de prix ; au savant qui l’éclaire, au prêtre qui la moralise, au poète et à l’artiste qui la charme, l’humanité ne donnera jamais qu’une aumône totalement disproportionnée avec ce qu’elle reçoit. »

Comment se peut-il qu’un pays comme la France, qui a la prétention d’être assez riche pour payer sa gloire, n’ait pas encore compris qu’il y va de son honneur de ne pas laisser tomber dans l’obligation des œuvres infimes les hommes qui peuvent créer des œuvres supérieures ? Je suis désintéressé de toute manière dans cette question, et c’est pourquoi je me permets d’y toucher. Si une dizaine de poètes recevaient, chaque année, une douzaine de mille francs, notre budget ne serait pas trop surchargé pour avoir 120,000 francs de plus à la dépense, et on ferait une action à la fois généreuse et utile. Seulement il faudrait obtenir, — et ce ne serait pas facile, — que l’on appréciât le mérite de l’écrivain en dehors de ses opinions politiques. Si Alfred de Musset, si Théophile Gautier, si Gustave Flaubert, lorsqu’il fut ruiné, avaient reçu chacun une pension suffisante,

  1. Paul de Musset, Biographie d’Alfred de Musser.; sa vie et ses œuvres; Paris, 1877, p. 333.