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de ses amours trompées. Qui ne voit que c’est à notre sympathie qu’ils ont fait appel ? à notre expérience commune des misères de la vie qu’ils se sont adressés? à ce qu’il y a de capable en nous de ressentir avec eux la tristesse des douleurs et le triomphe des joies qu’ils ont chantées? C’est ce que n’ont pas compris les Charles Baudelaire. Ils n’ont pas vu que ce que nous aimions dans ces grands poètes, c’était la répercussion en eux et la multiplication de nos propres sentimens. Ils ont cru que nous les suivrions à leur tour dans leurs paradis artificiels et que nous confondrions avec les rêves du poète les hallucinations du mangeur de haschich. Ils se sont trompés; et pourquoi se sont-ils trompés? Pour n’avoir pas reconnu l’importance esthétique de la sympathie.

Mêmes remarques à faire sur le roman de mœurs, et qui expliquent en même temps l’étendue de son domaine, avec la force de son empire. Enfermés chacun que nous sommes, et comme emprisonnés dans le cercle de notre condition, ce que nous avons goûté du roman de mœurs, qu’est-ce autre chose que ce qu’il nous apportait d’informations sur ce vaste monde, au milieu duquel nous vivons plus ignorans de ceux qui sont avec nous les enfans d’un même sol que des mœurs des Germains, peut-être, au temps de l’historien latin, ou que de la psychologie des nègres du Congo? Mais, comment on vit dans ce milieu social où la sécurité du lendemain est à la merci d’un chômage, et quelquefois de l’indisposition d’un jour ; et comment encore, à l’extrémité de l’échelle, dans cet autre milieu où la facilité de satisfaire le désir en a comme émoussé l’aiguillon : voilà ce que nous cherchons dans le roman de mœurs. Et voici ce que nous aimons à y trouver : une sorte de supplément à la très petite et très imparfaite expérience que nous avons de la vie; l’analyse de ce que deviennent les sentimens moyens quand ils passent d’un milieu dans un autre, la réfraction qu’ils y subissent, la forme et la couleur imprévue qu’ils en prennent; ce qu’il arrive enfin de l’homme selon les circonstances où le hasard, la fortune, la nécessité, ses propres fautes, sa propre volonté le placent, et ce qui subsiste en lui de très semblable à ce que nous sommes tous, en même temps que ce qui s’y engendre de très personnel à lui-même et de très particulier à sa condition.

A plus forte raison au théâtre. Car, dans une salle de spectacle, la communication qui s’établit d’elle-même entre les hommes assemblés nous empêche de faire à l’autour dramatique ce que nous consentirions de concessions au romancier, ce que nous en avons consenti, par exemple, à l’auteur de Madame Bovary. Si cependant, à la grande rigueur, on conçoit que l’élément sympathique puisse être absent de la comédie de caractères, et si l’on admet qu’il puisse être suppléé dans la comédie d’intrigue par l’intérêt de curiosité pure, il ne peut être remplacé par rien, encore moins faire absolument défaut dans la