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ferons doublement, comme hommes et comme chrétiens, car il est temps enfin de montrer que l’évangile ne se fait pas complice de la violence et qu’il ne prêche pas, en face des triomphes de la force, une soumission qui ne serait que de la complaisance ou de la lâcheté… »

Les Allemands ont conquis le pays, ils n’ont pas conquis les âmes. Les Alsaciens le prouvent par leurs actes plus encore que par leurs paroles. Les uns, pour rester Français, ont quitté le sol qui les avait vus naître et sont devenus des étrangers dans leur propre pays. Industriels, avocats, professeurs, médecins, ils ont rompu avec leurs habitudes, brisé leurs liens de famille, abandonné leurs affaires et recommencé une nouvelle carrière plutôt que de paraître accepter une domination qui leur est odieuse. Les autres, plus méritans peut-être, sont restés sur place ; ils ont consenti à subir le contact des vainqueurs, à se laisser arracher jusqu’à leur langue pour conserver en Alsace l’élément français que l’invasion germanique menace d’étouffer, pour défendre les intérêts de la province et pour porter jusque dans les conseils de l’Empire leur protestation contre la violence et l’arbitraire. Quoi encore de plus simplement héroïque que la conduite de ceux qui, retenus sur le sol natal par la nécessité de pourvoir aux besoins de leur famille, lorsque l’heure arrive pour leurs fils d’entrer au service, les envoient au-delà de la frontière pour ne pas les voir incorporer dans l’armée allemande ? Ils savent qu’en agissant ainsi ils seront condamnés à une forte amende, qu’ils se séparent de leurs enfans pendant de longues années, qu’ils mourront peut-être sans que ceux-ci viennent leur fermer les yeux. Ils n’hésitent pas cependant parce qu’ils veulent donner à leur ancienne patrie ce gage suprême de leur attachement. Pour ne pas faire retentir le monde de leurs lamentations, les Alsaciens sont-ils moins dignes d’intérêt que les peuples pour lesquels la France a gaspillé son or et son sang ? S’il reste à celle-ci des témoignages de sympathie à donner après ceux qu’elle a prodigués aux opprimés des deux mondes, qu’elle les garde pour ses anciens sujets, qui, eux du moins, lui en auront quelque reconnaissance.

Lorsqu’on parle de l’Alsace, c’est toujours au point de vue français qu’on se place ; mais peu de personnes connaissent la situation que la conquête a faite à cette malheureuse province ; et nous ne voulons pas parler ici de la question de sentiment, mais de la situation matérielle qui, pour le grand nombre, est de beaucoup la plus importante. Si l’on veut s’en rendre compte, il faut lire l’ouvrage que M. Grad vient de publier sous le titre : Études statistiques sur l’industrie de l’Alsace, dans lequel il nous montre ce que celle-ci était sous le régime français et ce qu’elle est sur le point de devenir