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son secret : et, comme Henri est homme d’honneur, ce secret révélé les ruine, lui, sa mère et sa femme. La fortune dont ils jouissent, la fortune qu’ils tiennent du père ne leur appartient pas, au moins selon le jugement d’une probité scrupuleuse : M. de Targy avait dissipé par imprudence une succession qui lui avait été confiée pour la remettre après un certain délai à la femme du baron Chevrial, un des invités de tout à l’heure, financier suspect, quinquagénaire sanguin, trop animé à la chasse des femmes. C’est trois millions qu’il faut rendre, et c’est toute la fortune des Targy.

Henri a rendu ces trois millions. Nous l’avons vu, au deuxième acte, les apporter dans le cabinet du baron Chevrial, qui se vante, après vingt années de travail et quinze millions gagnés, de n’avoir jamais habité Mazas. Le baron, ce jour-là, n’a pas perdu sa matinée ; après la visite de son médecin, à qui, deux fois la semaine, il demande le moyen de faire vivre ses vices, après la visite de Rosa Guérin, une danseuse de l’Opéra qu’il s’efforce de ruiner par ses conseils pour payer à la fin du mois, ses différences de Bourse, le baron a reçu Henri de Targy et ses millions ; il a même accepté ceux-ci, malgré la résistance de sa femme, Thérèse, une créature céleste qui repousse avec horreur cet accroissement de fortune, cette succession clandestine dont l’origine : est le déshonneur de sa mère. « On a toujours besoin de trois millions, » a prononcé le mari, qui ne partage pas la « sensiblerie » de sa femme. On a besoin aussi de cinq mille francs lorsqu’on tombe de cent cinquante mille livres de rente à rien ; et c’est pourquoi Henri a accepté une petite place dans les bureaux du baron. Que si l’on demande par quelle raison le baron la lui a offerte, on oublie apparemment que Marcelle de Targy est belle.

La voilà donc, la belle Marcelle, dans ce petit appartement dont une seule pièce sert de salle à manger et de salon, une pauvre pièce garnie de pauvres meubles d’acajou, et qu’une seule servante suffit à tenir propre. Elle a promis d’être brave, et, d’abord, elle l’a été ; elle s’est amusée de sa pauvreté comme d’un roman qu’elle aurait lu, comme d’un jeu héroïque où l’orgueil trouvait son compte. Mais, au jour le jour, son amusement décroît et son héroïsme se détend, ou, s’il se raidit, c’est en des crises plus dangereuses qu’un relâchement de courage. Au jour le jour, le détail de sa vie chétive la dégoûte et l’irrite. C’est le marché à faire le matin, avec le panier aux provisions, le marché et le marchandage ; c’est les courses à pied dans la boue, les stations au bureau de l’omnibus ; c’est les robes élimées par le bas, les corsages luisants aux coutures, les chapeaux d’été en hiver. On se passe de pain frais, à la rigueur ; mais de gants frais, c’est dur ! Toutes les menues ignominies, toutes les mesquineries de la pauvreté blessent et agacent les nerfs de cette Parisienne : n’est-elle pas accoutumée aux noblesses matérielles du luxe ?