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comme répétiteur au pair, c’est-à-dire, selon le langage du quartier latin d’alors, sans appointemens. J’avais une petite chambre, la table avec les élèves, à peine deux heures par jour occupées, beaucoup de temps par conséquent pour travailler. Cela me satisfaisait pleinement.


II

Avec la faculté que j’ai de suffire à mon propre bonheur et d’aimer, par conséquent, la solitude, la petite pension de la rue des Deux-Églises[1] eût été, en effet, pour moi un paradis, sans la crise terrible que traversait ma conscience et le changement d’assise que je devais faire subir à ma vie. Les poissons du lac Baïkal ont mis, dit-on, des milliers d’années à devenir poissons d’eau douce après avoir été poissons d’eau de mer. Je dus faire ma transition en quelques semaines. Comme un cercle enchanté, le catholicisme embrasse la vie entière avec tant de force que, quand on est privé de lui, tout semble fade et triste. J’étais terriblement dépaysé. L’univers me faisait l’effet d’un désert sec et froid. Du moment que le christianisme n’était pas la vérité, le reste me parut indifférent, frivole, à peine digne d’intérêt. L’écroulement de ma vie sur elle-même me laissait un sentiment de vide, comme celui qui suit un accès de fièvre ou un amour brisé. La lutte qui m’avait occupé tout entier avait été si ardente que maintenant je trouvais tout étroit et mesquin. Le monde se montrait à moi médiocre, pauvre en vertu. Ce que je voyais me semblait une chute, une décadence ; je me crus perdu dans une fourmilière de pygmées.

Ma tristesse était redoublée par la douleur que j’avais été obligé de causer à ma mère, J’employai, pour lui arranger les choses de la manière qui pouvait lui être le moins pénible, quelques artifices auxquels j’eus peut-être tort de recourir. Ses lettres me déchiraient le cœur. Elle se figurait ma position encore plus triste qu’elle ne l’était, et, comme en me gâtant, malgré notre pauvreté, elle m’avait rendu très délicat, elle croyait qu’une vie rude et commune ne pourrait jamais m’aller. « Toi qu’une pauvre petite souris empêchait de dormir, m’écrirait-elle, comment vas-tu faire ? .. » Elle passait ses journées à chanter les cantiques de Marseille, qui étaient son livre de prédilection[2], surtout le cantique de Joseph :

  1. Maintenant rue de l’Abbé-de-l’Épée.
  2. Recueil de cantiques du XVIe siècle, de la plus extrême naïveté. J’ai le vieux volume de ma mère ; peut-être le décrirai-je un jour.