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polygamie, c’est toujours ce qui préoccupe les gentils quand ils parlent de nous. Ils croient que c’est la pierre angulaire de notre foi, et ils ne savent pas que ce n’est qu’un accessoire dans nos croyances. Mais je vous répondrai sur ce point. La polygamie est, vous n’en disconviendrez point, formellement autorisée par la Bible, et nous ne voyons nulle part dans l’Évangile qu’elle soit formellement défendue. En ayant chacun plusieurs femmes, nous croyons d’abord mettre en pratique le précepte que Dieu a donné aux hommes au commencement du monde : « Croissez et multipliez-vous. » La polygamie favorise le rapide développement de l’espèce. Comme il y a toujours un certain nombre d’hommes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas se marier, on voit chez les gentils un grand nombre de vieilles filles qui consument inutilement leur vie dans la stérilité et dans l’aigreur. Rien de semblable chez nous. Toutes les filles trouvent un mari. Ensuite nous croyons que la polygamie favorise la pureté des mœurs. Oh ! je sais bien ce que vous dites à ce sujet. Vous croyez que nous sommes des hommes comme les pachas d’Orient, adonnés à la volupté et à la luxure, que nous vivons dans une sorte de harem peuplé non d’épouses légitimes, mais d’esclaves favorites, choisies au gré de nos caprices, et que dans nos rapports avec elles nous ne cherchons que la satisfaction de nos fantaisies et de nos passions. C’est une erreur profonde. Le lien conjugal n’est pas moins en honneur chez nous que chez vous. Chacune de nos épouses a, sauf de très rares exceptions, sa maison et son foyer ; chacune a droit aux mêmes égards, à la même tendresse, et un mormon ne pourrait pas commettre un plus grand péché que de favoriser l’une aux dépens des autres. Si même cette faveur se traduisait ouvertement, s’il vivait toujours avec l’une et négligeait les autres, l’autorité civile, qui se confond chez nous avec l’autorité religieuse, ne tarderait pas à intervenir et il serait l’objet d’une réprimande publique. Il doit, au contraire, demeurer successivement avec chacune d’elles un temps à peu près égal et autant que possible aller voir chaque jour celles avec lesquelles il ne demeure pas pour le moment. Ainsi fais-je avec mes deux femmes ; ainsi fait mon frère avec les siennes. Chacune d’elles est aussi respectée, aussi chérie par nous que pourrait l’être une épouse unique, et parce que nous avons le cœur assez large pour partager ainsi notre amour entre plusieurs, nous ne nous croyons pas inférieurs à ceux qui prétendent n’aimer qu’une seule femme[1]. »

  1. A en croire un livre publié il y a trois ans par une mormonne revenue de son erreur, sous ce titre : Women’s Life in Utah, la condition des femmes ne serait pas aussi douce et elles auraient au contraire beaucoup à souffrir de l’indifférence et des infidélités de leurs maris. Je ne prétends rien affirmer dans un sens ni dans l’autre. Je me borne à rapporter ces deux témoignages également intéressés.