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connu de notre temps plus d’une jeune intelligence, lorsqu’il eut ses premières visions et ses premières apparitions des anges de Dieu. Ici encore je ne serais pas étonné qu’il ne crût sincèrement à ces apparitions dont il n’a cessé d’affirmer la réalité en dépit des persécutions que ces affirmations lui attirèrent dès le début. Il ne serait pas le premier visionnaire qui aurait été ainsi dupe de lui-même. Quant à la prétendue découverte qu’il aurait faite, sur l’indication d’un ange, de livres ou plutôt de tables de pierre couvertes de caractères mystérieux qu’il aurait reçus le don de traduire à l’aide de deux verres magiques, urim et thurim, je ne pousse pas la crédulité jusqu’à croire encore à sa bonne foi. Cependant je hasarderai ici une explication. Au lieu de livres écrits en caractères mystérieux, serait-il impossible que Joseph Smith eût trouvé en effet des tables de pierre couvertes de caractères indiens qu’il aurait traduits, commentés et dont les livres soi-disant sacrés publiés par lui ne seraient qu’une amplification ? Pour cela il faudrait, il est vrai, admettre que, dans ces vieilles légendes indiennes oubliées des Indiens eux-mêmes, certains personnages de l’Ancien-Testament, Abraham, Moïse, Enoch aient pu jouer un grand rôle, ce qui supposerait que l’Amérique a été autrefois peuplée par une immigration tardive de peuplades venues de l’Asie. J’ignore si l’état actuel de la science ethnographique interdit absolument cette hypothèse, et je me suis laissé dire aux États-Unis que plus ladite, science étudiait la question de l’origine des Américains primitifs, moins elle était eu état de la résoudre. Si l’on traite cette hypothèse de tout à fait enfantine (et je n’y insiste nullement), il faut alors convenir que ce fils d’un humble artisan de l’état de Vermont avait une singulière fertilité d’invention et a apporté beaucoup d’art dans le pastiche du style biblique. Il faut même aller plus loin et lui reconnaître un certain don d’imagination et de poésie. Je n’en donnerai pour preuve que ce dialogue entre Dieu et Enoch, que je traduis littéralement de la Perle de grand prix, en lui conservant sa forme un peu étrange, et auquel, je l’avoue, je ne suis pas sans trouver quelque grandeur :

« Or il arriva que le Dieu du ciel abaissa ses regards sur la terre et il pleura. Et Enoch s’en étonna, disant : — Comment est-il possible que les cieux pleurent et que leurs larmes tombent comme la pluie sur les montagnes ?

« Et Enoch dit à Dieu : Comment est-il possible que tu pleures, toi qui es saint, depuis l’éternité jusque dans l’éternité ? Quand bien même l’homme pourrait compter le nombre des atomes dont se compose la terre, et même des millions de terres comme la nôtre, ce ne serait rien auprès du nombre de tes créations ; et les rideaux derrière lesquels tu te caches ne sont pas encore tirés, mais tu es derrière ces rideaux et ton sein est là.