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que les deux partis, démocrate et républicain, avaient fait également usage de moyens violens et frauduleux, il était naturel que, sans aucun parti-pris de malveillance, les pronostics les plus noirs fussent portés sur l’avenir des États-Unis, et il n’est pas étonnant que les écrits publiés à cette date et sous l’impression de ces événemens, les deux volumes de M. Claudio Jannet sur les États-Unis contemporains, les études si profondes et si ingénieuses de M. le duc d’Ayen sur la constitution politique des États-Unis, se soient ressentis du déplorable spectacle donné durant les huit années de présidence du général Grant. Il s’est passé cependant alors un fait remarquable. Lorsque la commission arbitrale chargée de prononcer sur la validité des suffrages conférés aux deux candidats présidentiels Hayes et Tilden se fut prononcée, à tort ou à raison, en faveur de Hayes, on pouvait légitimement croire qu’une nouvelle sécession allait éclater aux États-Unis et que ce grand pays allait s’abîmer définitivement dans les dissensions intestines. Il n’en fut rien et le peuple américain donna, dans cette circonstance, une grande preuve de ce respect de la légalité, de cet esprit de mesure qui fait la force de la race anglo-saxonne et sa supériorité politique sur la nôtre. Le parti vaincu se soumit sans mot dire à une décision dont le bien fondé aurait parfaitement pu être contesté et ne se promit d’autres représailles qu’une revanche légale. En même temps se manifestait dans le public indépendant un sentiment d’énergique réprobation contre le système de corruption politique qui, à la vérité, ne datait pas du général Grant, mais qui, sous son administration, en était arrivé à s’étaler avec impudeur. C’est ce sentiment qui, après avoir, lors de la dernière élection, fait arriver Garfield à la présidence, malgré la fraction de son propre parti encore inféodée au général Grant, donne encore aujourd’hui à son successeur, le président Arthur, la force nécessaire pour se dégager d’amis compromettans et (comme il vient de le faire tout récemment) pour se mettre en travers du congrès lorsque celui-ci ne craint pas de gaspiller les deniers de l’état en vue de donner satisfaction à des intérêts électoraux. On ne saurait donc contester l’existence et la force chaque jour croissante aux États-Unis d’une opinion publique dont la moralité est plus saine, plus sévère que celle du personnel politique et avec laquelle ce personnel est obligé de compter.

L’existence de cette opinion indépendante des partis, dont quelques grands journaux, tels par exemple que le New-York Herald, ont la prétention d’être l’expression, est d’autant moins étonnante qu’une portion Considérable de la nation ne se mêle que de fort loin à toutes ces luttes. Ce serait, en effet, une grande erreur que de juger du peuple américain lui-même par ceux qui officiellement le représentent. Il existe là-bas à la fois une population laborieuse,