Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/36

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

directement aux intérêts de la patrie : un gros souci qu’on traîne partout et qui passe toujours premier. Nous avons accepté bien des déchéances, avec une résignation peut-être trop philosophique, consolés par cette idée que nos talens et notre industrie nous garantissent la richesse et assurent notre royauté économique. Cette confiance peut éprouver des mécomptes. Voici un pays, la Russie, qui était jusqu’à ces dernières années notre tributaire exclusif pour une infinité d’articles commerciaux ; le grand enseignement de l’exposition de Moscou, c’est que ce tributaire prend des allures terriblement émancipées. Arrêtons-nous un instant dans la section des étoffes : c’est de l’aveu de tous le plus éclatant succès de cette exposition ; des juges compétens m’assurent que la Russie peut lutter ici avec la concurrence étrangère, aussi bien pour les articles de grand luxe que pour les articles à bas prix de consommation populaire. Ces brocarts d’or soutiennent la comparaison avec nos merveilles lyonnaises ; ces cotonnades, ces indiennes, ces perses, d’un dessin charmant et d’un prix de revient très modique, n’ayant plus rien à envier à Rouen ou à Mulhouse. Dans peu d’années, les fabriques moscovites seront en état d’approvisionner tout l’empire ; déjà elles commencent à combattre avec succès l’exportation anglaise en Asie centrale, en Perse, dans les territoires naturellement dévolus à l’influence russe. Voulez-vous d’autres exemples ? On me montre un simple paysan devant un grand étalage de porcelaines et de faïences ; cet homme sensé s’est dit un jour que, puisque les Anglais et les Français gagnaient beaucoup d’argent en fournissant la Russie de théières, il ne tenait qu’à lui de faire de même et d’attirer dans sa poche les roubles de ses compatriotes ; il a fondé une maison considérable, et aujourd’hui sa marque est préférée dans les provinces du Sud aux marques étrangères. Ailleurs, je rencontre des papiers peints de fort bon goût, je m’informe auprès des experts et je recueille ce chiffre : il y a trois ans, les papiers peints français figuraient au tableau des importations pour 3 millions de roubles ; aujourd’hui ils sont descendus à 200,000. On pourrait citer vingt chiffres aussi instructifs. Je m’arrête, avec quelque étonnement, devant une vitrine de gantier : je ne soupçonnais pas l’existence de cette industrie en Russie. C’est un marchand de la ville de Jitomir qui l’a fondée ; il me raconte ses procédés, ses espérances, et conclut, avec une superbe confiance : « Avant peu, nous écraserons Grenoble, monsieur ! » C’est bientôt dit ; Grenoble ne s’effraiera pas de si peu, et le bonhomme a l’enthousiasme des novateurs ; mais il paraît intelligent, énergique, il veut être le Jouvin de Jitomir ; pourquoi ne réussirait-il pas ? — Ils s’avisent même de faire du vin ; voilà une grande salle pleine de bouteilles des crus de Crimée, du Don et du Caucase. Ceci n’est pas