Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/40

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait pas d’être inventif, mais d’être fidèle. Dans ces conditions, l’art gracieux et vivant de Pansélinos était promptement devenu une routine machinale. Les images et les peintures murales de l’époque des Ivans qui sont parvenues jusqu’à nous n’offrent qu’un intérêt archéologique, rarement un éclair d’individualité. — Il faut arriver aux successeurs de Pierre pour trouver les premiers essais d’art civil ; la grande Catherine réunit les collections de l’Ermitage et fonda l’Académie des beaux-arts pour donner des peintres à son empire. Malheureusement, c’est là un ordre de fonctionnaires qu’on ne crée pas par ukase. Les conditions sociales secondaient mal le désir des souverains russes. L’art a beau être un personnage de qualité, il subit plus qu’il ne croit la loi commerciale de l’offre et de la demande ; j’aurai occasion de citer à cet égard des exemples concluans. Or, jusqu’à ces derniers temps, il n’y avait pas de demande pour la peinture nationale. À la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, les goûts délicats et les besoins qu’ils font naître n’existaient qu’à la cour et dans une petite fraction de l’aristocratie ; ces goûts ne croyaient pouvoir se satisfaire qu’à l’étranger ; on sait quel était l’engoûment de la société russe pour tout ce qui venait d’Occident, langues, livres, vêtemens et mobiliers ; se fût-il révélé un Titien à Moscou, on aurait cru déroger au bon ton en appendant ses toiles à côté de celles de Greuze, puis de Vernet et de Gudin. Découragées par ce dédain préconçu, les vocations artistiques étaient faussées par un enseignement énervant ; victimes à leur tour de l’engoûment général, elles ne voyaient de salut que dans une imitation scrupuleuse des modèles étrangers. Alors se succédèrent ces générations d’académiciens, dont la descendance n’est pas éteinte au palais de Vassili-Ostrof, qui ont fait durant un siècle du prix de Rome avec conscience, labeur et médiocrité ; il y eut là une effrayante consommation de tuniques rouges et de manteaux bleus, d’hommes nus sous des casques, de glaives carrés, de trépieds, de ruines doriques et de pâtres d’Albano. On leur avait montré David comme le grand prophète de l’art ; ils imitaient David, qui imitait les Grecs et les Romains ; il en résultait l’ombre d’une ombre. Ce sera un curieux problème pour les historiens slaves de l’avenir, ce long intermède de l’histoire nationale qui va de Pierre le Grand à la fin du règne d’Alexandre Ier ; tout le corps du grand empire plongé dans l’ombre, ignoré de tous et s’ignorant lui-même ; la tête, la partie éclairée et vivante, réduite au rôle d’un miroir qui reflétait fidèlement des images étrangères, en politique, en littérature, en art. Ouvrez un recueil littéraire du temps de Catherine ou d’Alexandre ; les vers y foisonnent, car la muse russe a toujours été très prolifique : ce sont des odes et des bouquets à Chloris pensés en français, du pseudo-Pompignan et du sous-Parny ; n’était-il pas