Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/420

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

connaître son approche et de le voir ? Occupés à réparer des avaries, à démonter leurs machines, à achever leur armement, ils ont peut-être leurs feux éteints ; même sous vapeur et prêts à combattre, ils sont immobiles, et tandis qu’ils s’ébranlent lentement, le temps leur manque pour acquérir de la vitesse ; l’ennemi avec toute la sienne les atteint déjà. Dans cette flotte incapable même de fuir, un seul cuirassé peut faire en un instant plus de ravages qu’une grande bataille en pleine mer. Que l’on compare les chances de l’attaque et de la défense : l’une, protégée par l’immensité de la mer où elle se cache, y préparant à loisir son action et ajoutant à sa force la force de la surprise ; l’autre ne sachant rien, sinon que ses asiles sont connus, leur ruine concertée, et que chaque heure la peut consommer. Une semblable attente du danger devient le danger le plus grand de tous. Dans un arsenal qui, au milieu de ses travaux, prête l’oreille au danger toujours menaçant, dans une escadre qui le prévoit sans pouvoir s’en défendre, rien ne s’accomplit d’actif ni d’ordonné, tout est atteint, surtout la valeur des hommes. L’anxiété continue énerve les courages, la fièvre s’allume dans la pensée, la vigilance se tourne en hallucinations, la mer se peuple de fantômes, puis à l’égarement de ce zèle succédant un mal plus terrible, tout s’abat en une stupeur sans énergie et sans regard.

Un des chefs les plus éminens de la marine, l’amiral de Gueydon, prévoyait il y a plus de vingt ans la transformation que les nouveaux moyens d’attaque imposeraient à la défense, et il annonçait la nécessité d’établir en avant des ports « des camps retranchés. » Tant qu’une voie restera ouverte à l’audace, même à la témérité, on doit tenir que les rades ne sont pas sûres, et, pour leur donner la sûreté, il ne suffit pas d’en rendre l’accès difficile, il faut les fermer. C’est seulement derrière des enceintes continues que les navires pourront sans crainte jeter l’ancre. Cette nécessité s’imposera plus encore lorsque la navigation sous-marine aura rendu plus faciles les surprises. Nulle flotte ne pourra alors s’armer ni se refaire si, pour la protéger contre des agressions possibles à toute profondeur, ne s’élève du fond de la mer un rempart sans autre ouverture que la passe d’accès.

L’intérêt de la navigation n’oblige pas à faire cette ouverture large, tant est précis le mouvement de la marine à vapeur ; l’intérêt de la défense commande de la faire assez étroite pour qu’elle devienne vraiment infranchissable en temps de guerre. Veut-on la fermer par des obstructions matérielles ? Une estacade n’a pas de solidité si les points fixes auxquels elle s’appuie sont distans de plus de 400 mètres. Veut-on l’interdire seulement par des lignes de torpilles et de l’artillerie, il faut que l’ennemi soit obligé de passer, non