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l’exposition ; elle se porte vers les grandes toiles éclatantes des coloristes, MM. Sémiradski, Makovski, Jacobi. M. Sémiradski est un Polonais de Galicie qui a étudié et expose à Saint-Pétersbourg ; il s’est consacré à la grande peinture historique et fait ce qu’on pourrait appeler du prix de Rome romantique, sous l’influence visible de Makart et des maîtres allemands. Deux tableaux entre autres l’ont placé très haut dans l’estime du public, la Pécheresse et les Torches vivantes. La Pécheresse traduit en peinture un poème célèbre d’Alexis Tolstoï ; le poète raconte la première rencontre du Christ avec Marie-Madeleine, frappée de la grâce et prise de repentance au milieu d’une orgie. La lumière crue de Judée tombe, à travers le feuillage d’un figuier, sur une galerie et des degrés de pierre blanche, où les publicains en fête boivent et rient. Le jeu des ombres tremblantes sur les pierres et les personnages est rendu avec une grande habileté. La pécheresse, debout, avec un geste de défi, se trouble et laisse tomber sa coupe en apercevant le divin inconnu, qui, « dans un profond silence, promène ses regards tranquilles sur les assistans, s’arrête à la porte de la maison de plaisir, et fixe sur l’orgueilleuse fille ses yeux attristés. » Toute la partie matérielle du tableau est d’une exécution magistrale ; le sentiment des figures est moins satisfaisant. De même pour les Torches vivantes. C’est la scène décrite par Suétone ; dans les jardins de l’Esquilin envahis par l’ombre, les martyrs, emmaillotés de paille et de poix, flambent au sommet de grands mâts. Néron sort du palais en litière pour jouir du spectacle ; l’orgie romaine se déroule à ses pieds. On sent que ce qui a passionné le peintre dans cette donnée, c’est la richesse du bric-à-brac et non l’idée morale ; l’œil est tout d’abord distrait par la multiplicité et le rendu merveilleux des accessoires, la caisse de nacre et le vélum de la litière, les flabellifères, les tigres menés en laisse par des esclaves nubiens avec des chaînes d’or, les hydries, les colliers : les chrétiens ne sont pas le plus important de ces accessoires. L’orgie, — un thème qui inspire presque exclusivement tous les tableaux de M. Sémiradski, — manque de mouvement, sinon de couleur ; encore cette couleur éblouissante a-t-elle quelque chose de dur, de marmoréen, qui rappelle les ouvrages en pietra dura des mosaïstes italiens.

Je préfère la couleur de M. Makovski, aussi éclatante, plus vivante et plus harmonieuse ; c’est une fête pour les yeux. Le ciel s’est montré cruel en plaçant à Pétersbourg le peintre à la mode de la société russe ; il a oublié de naître en Italie, aux jours de la renaissance. Il a la furie des altistes d’alors, leurs goûts sensuels, leur joie à regarder le monde ; comme eux il aime les étoffes cassantes et flamboyantes, les belles femmes et les belles armes, les enfans blonds et les dogues fauves, se détachant sur des tentures sanglantes, des