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européenne, comme le peintre qui a reproduit leurs traits. Furent-ils courtisans de Catherine, de Frédéric ou de Joseph II, je l’ignore. Ici, pas d’erreur possible ; une race neuve a surgi, ces personnages et leur peintre sont des Russes, marqués d’un cachet énigmatique et nouveau.

J’hésite avant d’aborder l’œuvre d’un artiste hors de pair, qui me semble tenir la première place dans son pays, qui la tiendrait peut-être partout. Le nom de M. Véreschaguine soulève des discussions passionnées, comme celui de tous les novateurs ; on nie ou l’on exalte son talent. Il est difficile de s’expliquer en quelques lignes sur le compte d’un audacieux qui renverse toutes les doctrines reçues, d’un protée qui personnifie toute la souplesse de sa race et nous apparaît sous des aspects si divers. Ne le cherchez pas à l’exposition ; il n’y a là qu’un petit tableau et quelques études de ce peintre qui a déjà fourni une œuvre colossale par le nombre et les dimensions des toiles. Cette œuvre se divise en trois groupes bien distincts ; les scènes de l’Asie centrale, rapportées par M. Véreschaguine lors de sa première campagne à Tachkend, avec les armées russes ; le voyage de l’Inde, fait dans la suite du prince de Galles ; la guerre turque de 1877. On peut étudier la première série au complet dans la galerie Trétiakof : les autres, exposées dans toute l’Europe, ont causé grand émoi à Vienne, à Londres, à Berlin, où j’ai vu la foule assiéger la salle qui les contenait. Je m’explique mal l’accueil distrait que leur a fait notre Paris ; le public français est sévère à qui dérange ses habitudes intellectuelles et lui offre des choses trop nouvelles. Et M. Véreschaguine les trouble singulièrement, ces habitudes ; il demande à la peinture des efforts qu’elle n’avait jamais donnés ; il la contraint à rendre des spectacles, des impressions, que cet art ne semblait pas fait pour traduire. Voyez d’abord les scènes asiatiques : voici des sujets que n’eût jamais abordés un honnête artiste à qui on aurait enseigné la composition : une Pyramide de crânes, dans la steppe, trophée de quelque obscur plagiaire des Tamerlan et des Gengis-Khan ; le Puits des supplices, chez un des tyranneaux de cet heureux pays ; dans un cul de basse-fosse les fonctionnaires qui ont déplu sont condamnés à périr sous les morsures de la vermine ; on devine les misérables grouillant confusément dans l’ombre, au pied de cette haute toile oblongue : tout le reste, sur les trois quarts de la hauteur totale, ne représente que les parois du puits, où décroît la faible lumière tombée de l’orifice. Cet autre grand tableau n’est qu’une porte monumentale, d’une marqueterie merveilleuse ; au bas, deux gardes veillent, pétrifiés, la lance et le bouclier en arrêt. Est-ce donc une étude de bibelot, cette porte ? Non, je vois derrière le despote asiatique qu’annoncent la terreur et le silence des choses. Si M. Véreschaguine prête à la discussion sur