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pareille n’avoit été entendue. » — « De rato en rato, dit le chroniqueur espagnol, à qui nos romanciers du XVIe siècle ont emprunté ce récit, echaba por las narices aquel muy negro humo que fasta el cielo subia y desque se cubria todo ; doba les roncos y silbos tan fuertes è tan espantables que ne panescia sino la mar se queria fundir. » Ce n’est pas tout : le monstre vomissait aussi par la bouche des torrens d’eau capables de submerger le navire, si grand qu’on le suppose, qui eût commis l’imprudence de s’en approcher : « Echaba por la boca las gorgozadas del agua tan recio è tan lejos, que ninguna nave, por grande que fuese, à ella se podria llegar, que np fuese anegada. » — Le commun peuple, « estimant estre punicion divine et chose envoyée de Dieu pour les endommager, s’enfuit en amont l’isle et le semblable advînt aux chevaliers, combien que ce fut maugré eux, car leurs chevaux épouvantés se mirent à ronfler et pétiller, et, finablement, à prendre leurs mors aux dents et courir à travers pays. »

Les sauvages qui virent pour la première fois un bateau à vapeur auront-ils décrit leurs impressions dans un autre langage ? Eux aussi, j’en suis sûr, ils ont dû raconter qu’ils avaient aperçu « un rocher ardent » s’avançant sur les eaux que ne ridait aucun souffle avec la vitesse d’une pirogue de guerre emportée par le vent en poupe ; le noir panache de fumée, qui, par instans, envahissait le ciel, les mugissemens de la vapeur lâchée qui se condensait en torrens d’eau dans les airs, auront été pour eux, comme pour les chevaliers du roi Lisvart, d’inexplicables et terrifians prodiges. Quand Fulton conçut la grande idée de son bateau à feu, fut-il donc, à son insu sans doute, le plagiaire de quelque génie méconnu dont le vaisseau sombra, aux âges lointains, sous l’indifférence publique, pour revivre un beau jour dans un de ces romans naïfs où le merveilleux ne fait bien souvent que nous dérober le vague souvenir d’un fécond essai avorté ? La baguette de nos enchanteurs est en train de transformer le monde ; mais il a existé de puissans sorciers avant eux, et la Grande-Serpente me paraît avoir des droits incontestables à se dire l’ancêtre du Duilio, de la Dévastation et de l’Inflexible, comme le vaisseau de Ptolémée Philopator a été celui du Great-Eastern.


{{C|II.]]

La marine égyptienne, dont la baie d’Actium devait engloutir les derniers vaisseaux, avait pris sous les Ptolémées un développement qui nous paraîtrait incroyable si la puissance navale de l’Angleterre n’était là pour attester ce qu’on peut attendre d’une nation enrichie