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terribles quand ils soupçonnent qu’on veut troubler cette bienheureuse tranquillité qui leur est si précieuse. Il n’y a rien de plus commun que de voir les modérés devenir violens contre les violens. Précisément parce que Muret ne tenait pas à tous ces dogmes discutés, il ne comprenait guère qu’on s’échauffât à la controverse ; il en voulait mortellement à ceux qui, pour des motifs qui lui semblaient futiles, troublaient la paix publique, au grand désespoir des lettrés et des savans, qui ont besoin de la paix pour travailler. C’est ainsi qu’il fut amené à écrire ce discours, qui est une honte pour sa mémoire.

Je viens d’exposer rapidement les principales circonstances de la vie de Muret. Quelque intérêt que cette vie présente, elle n’est pas le seul attrait du livre de M. Dejob ; j’ai dit plus haut qu’il contenait aussi des renseignemens très curieux sur les écoles de ce temps. Ces renseignemens sont d’une grande importance pour le sujet que j’étudie. Nous avons vu, avec Baduel, la réforme des études commencer dans la première moitié du XVIe siècle. Muret, qui vient plus tard, nous montre ce qu’elle est devenue quand le XVIe siècle finit. Nous savons ainsi ce qui a été fait de l’un à l’autre et ce qui reste à faire ; nous pouvons apprécier déjà le bien et le mal qu’ont produit les méthodes nouvelles.

Parmi les réformes annoncées dans le programme de Baduel il y en avait une qui s’était vite et pleinement accomplie, aux applaudissemens de tout le monde. Baduel, et tous les savans avec lui, demandait qu’on renonçât au jargon de la scolastique et qu’on revînt autant que possible au latin de Cicéron. Ce souhait est entièrement réalisé avec Muret. De ce côté, il ne reste rien à désirer désormais. Personne n’a jamais écrit un aussi bon latin que lui. Ses discours, dès leur publication, furent mis au même rang que ceux des orateurs classiques, et l’on peut dire que cet enthousiasme s’est conservé presque jusqu’à nos jours : il y a quelques années encore, on réimprimait ses œuvres oratoires à Leipsick, et les élèves des gymnases allemands les plaçaient dans leurs pupitres à côté de Cicéron et de Tite Live. Il est sûr qu’on ne peut les lire sans éprouver une sorte de surprise ; on se demande comment il se fait qu’un moderne soit si à l’aise en s’exprimant dans un idiome antique. Muret fit illusion à ses contemporains, qui, en l’écoutant ou le lisant, croyaient entendre parler un homme d’autrefois. Ce qui nous donne une bonne opinion de sa perspicacité, c’est qu’il re se fait pas illusion à lui-même. Il sait tout ce qu’il y a d’artificiel et de faux dans ce travail de composition en latin. Il en connaît, il en dévoile les imperfections nécessaires. La principale, c’est que nous ne pouvons pas rendre dans une langue morte les idées de notre époque. Il faut donc nous contenter des idées qui sont de tous les