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seule et sans l’impulsion d’en haut. Cependant, à la longue, la machine fait de moins bonne besogne. Les ministres qui arrivent ont à peine le temps de s’initier aux affaires en cours. Le jour où enfin ils sont prêts à donner leurs instructions, il leur faut boucler leurs malles et faire place à d’autres. Pourquoi un fonctionnaire obéirait-il à un supérieur dont il prévoit le départ à bref délai ? De l’impuissance et de l’instabilité des ministères résulte donc inévitablement un autre mal, l’inertie ou le désordre dans la hiérarchie administrative.

Ce qui est plus fâcheux que tout le reste, c’est que la nation perd confiance dans un régime qui marche mal ou qui tourne à vide. On dit souvent : Le pays veut être gouverné. Je n’en crois rien. Tout peuple aime avant tout la liberté et, par conséquent, il désire être gouverné le moins possible et au besoin faire ses affaires lui-même. Mais ce qui fatigue et irrite, ce sont des discussions sans issue, des votes irréalisables et des agitations stériles, en un mot, comme dans la comédie de Shakspeare, « beaucoup de bruit pour rien : much ado about nothing. » Ce qui le prouve, c’est que le pays n’est jamais plus tranquille que quand le pouvoir exécutif est à la chasse, le législatif dans ses terres et le cabinet aux eaux. Les vacances des chambres produisent une détente générale, un soulagement universel. Voilà ce qui doit alarmer les amis du régime représentatif. Heureusement le moment n’est pas venu, mais il peut venir, où le peuple, fatigué d’être inquiété par les institutions qui devraient le rassurer, dirait brutalement : Cela ne marche pas ; essayons autre chose. Si les chambres ne se réunissaient qu’une fois tous les deux ans, nous aurions au moins une année de repos. — C’est précisément ce que M. de Bismarck a proposé à l’Allemagne.

Cette situation, qu’il est inutile de décrire plus longuement, parce qu’elle se déroule en ce moment même sous nos yeux, tient-elle à une incapacité particulière de la chambre française actuelle ? Nullement. Elle provient de ce que le parti de l’opposition absolue est trop peu nombreux pour forcer le parti républicain à soutenir quand même le chef qui le guide. Il se forme ainsi des groupes nombreux qui obéissent tantôt à un mot d’ordre, tantôt à l’inspiration du moment et tantôt au désir d’essayer jusqu’à quel point est vrai le proverbe : « Nouveaux balais balaient mieux. »

Comme le faisait remarquer très justement M. de Bismarck dans un récent discours, l’âge d’or du régime parlementaire est aussi passé en Angleterre. Gouverner était facile quand il n’y avait que deux partis en présence, les whigs et les tories, de force à peu près égale et, par conséquent, chacun d’eux parfaitement discipliné, afin de ne pas succomber sous les votes unis de l’adversaire. Aujourd’hui que se sont formés le parti radical et le parti irlandais, ni whigs