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III.

L’instabilité des ministères, qui est le propre du gouvernement parlementaire, quand les partis sont nombreux et flottans est certainement très fâcheuse pour la bonne administration des affaires intérieures ; mais elle l’est bien plus-encore pour la politique étrangère, car elle peut mener un pays aux abîmes, et, on ne peut le nier, le danger est encore plus grand avec la forme républicaine. Sur le terrain des affaires extérieures les avantages que possède un ministre extra-parlementaire, maintenu au pouvoir, pendant une longue suite d’années, par la confiance de son souverain sont incontestables. Celui-ci possède l’histoire et les traditions des affaires engagées, dont il peut dire quorum pars magna fui, il connaît de longue date le personnel de la diplomatie et des cabinets de l’Europe. Il sait ce qu’il peut espérer et ce qu’il doit craindre. L’expérience lui apprend, même à défaut de génie, quels ressorts il peut mettre en mouvement. Certain de conserver sa position, il peut engager des opérations à longue échéance, poursuivre lentement un dessein lentement mûri, profiter successivement des fautes de ses adversaires, faire naître des circonstances qui favorisent ses vues, et ce qui est essentiel, s’assurer des alliances durables. Eût-il incomparablement plus de capacité, le ministre intérimaire d’une majorité flottante ne peut soutenir la lutte. Il est battu à coup sûr. Il a été arraché à son cabinet de travail, où il s’occupait tantôt de la traduction d’un auteur ancien, tantôt de l’étude de l’histoire ou des lois ; et il lui faut tout à coup guider son pays à travers, les écueils de la politique générale. Il menait la vie recueillie d’un savant ou d’un philosophe ; les exigences de son parti et les votes de la chambre le transforment en diplomate. Comment ne se montrera-t-il pas tour à tour ignorant naît, ou présomptueux ? Peut-il ne pas être, à chaque instant, dupe de lui-même ou des autres ? Il est forcé de jouer une partie serrée où le moindre faux mouvement se paie cher, et il ne connaît même pas l’échiquier où il doit faire marcher les pièces. Son prédécesseur s’est engagé dans une voie qu’il croit funeste : que fera-t-il ? Persévérer à tout risque ou virer de bord sous le feu de l’ennemi, quoique rien ne soit plus dangereux qu’une marche de flanc ? Péril des deux façons, car « ce n’est pas quand on est au milieu d’un gué, disait Lincoln, qu’il faut changer de chevaux. » Trop souvent aujourd’hui les états européens ont à traverser des gués très périlleux, et il n’est pas rare que ce soit précisément à ce moment que les hasards du scrutin renversent les ministères : ils obtiennent un vote de confiance pour la façon dont ils ont dirigé les affaires extérieures ; mais une