Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 54.djvu/906

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que je m’adresse. Écoutez ce que je vais vous dire : Quelquefois on cherche bien loin ce qui est tout près de soi… Ah ! ah ! ah !.. Et il s’éloigna en éclatant de rire.

Je me sentais glacé de terreur.

— Je ne comprends rien à ses paroles, dit le colonel, et je suis d’avis d’aller voir ce qu’elles signifient. J’arrivai le premier sur les lieux, m’imaginant bien que la dernière phrase du Français avait quelque sens caché et redoutable. Il faisait encore assez clair pour me permettre de distinguer un objet à la vue duquel je pensai m’évanouir d’horreur. Le maudit caniche dont j’avais eu la mauvaise foi de vouloir imposer la propriété au colonel avait dû enfouir la veille les restes de son souper dans le jardin, près de l’endroit où j’avais enterré Bingo peu de temps auparavant, et en voulant retrouver des os, il avait fait revenir à la surface ma malheureuse victime ! Un cadavre gisait là, sur le bord même du trou. Le temps avait déjà exercé ses terribles ravages sur la carcasse de la pauvre bête, qui, toute décomposée qu’elle fût, n’en était pas moins encore parfaitement reconnaissable aux yeux de l’affection.

— Eh bien ! c’est… c’est tout simplement un trou, dis-je en me plaçant au travers de l’orifice… Ce n’est rien… rien du tout !

— Je doute que ce ne soit rien pour vous, Mr. Algernon Weatherhead, esq., me dit tout bas Travers, d’un ton ironique de mauvais aloi.

— Etes-vous sûr que le chien n’ait pas abîmé vos massifs ? me demanda le colonel.

— Non, au contraire, répliquai-je sottement. Si nous rentrions à la maison ? Ne trouvez-vous pas qu’il fait trop frais dehors maintenant ?

Le colonel, qui avait fini par se rapprocher du fatal trou, s’écria :

— Mais venez donc voir un peu… Qu’y a-t-il donc là ?

Lilian, placée à côté de lui, poussa un cri aigu… Cher oncle, dit-elle, ah ! voilà… voilà enfin le pauvre vrai Bingo !

Le colonel, se tournant vivement vers moi, m’interpella en ces termes :

— Entendez-vous ce que dit ma nièce, Mr. Weatherhead ? Parlez, de grâce, est-ce Bingo, oui ou non ?

Je me décidai enfin à tout avouer. Oui, murmurai-je presque tout bas et en me laissant tomber lourdement sur un banc du jardin… Oui, c’est Bingo… Le malheur… L’a voulu… je… je l’ai tué, involontairement, bien entendu !

Cet aveu tardif produisit l’effet d’un véritable coup de théâtre ; tous se disaient que je les avais joués, trompés et me condamnaient sans pitié. Aujourd’hui encore je rougis de honte et les joues me brûlent de confusion lorsque je me rappelle cette scène : le colonel

LE CANICHE NOIR. 901

déchargeant sur ma tête les épithètes les plus injurieuses… Lilian