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notamment le cas d’un individu assez beau parleur qui avait été autrefois dans la culture et qui, après avoir mangé tout son bien et celui de sa femme, vivait maintenant séparé de celle-ci. Mais elle lui faisait une pension de 300 francs. Aussi passait-il dans la cité pour un rentier, et il ne chiffonnait qu’à ses heures. Quand j’entrai chez lui, il était étendu sur son lit, en train de lire l’Amour de Michelet, et il me montra sa bibliothèque, composée de cinq ou six volumes, qu’il avait ramassés dans des tas d’ordures.

J’ai appris aussi, que, suivant son humeur et son imagination, chacun se fait placier ou coureur ; le placier est celui qui se rend tous les matins à la même place, où on lui apporte dans des paniers les détritus de certains établissemens, ou qui va, au contraire, chercher les paniers dans les maisons, évitant ainsi aux domestiques la peine de les vider au dehors. Les coureurs, au contraire, sont ceux qui, leur mannequin sur le dos, leur lanterne à la main, courent d’un tas à un autre et ramassent avec la pointe de leur crochet tous les débris qui sont susceptibles d’être revendus ensuite : vieux os, vieux chiffons, vieux bouts de papiers, etc… Le métier de placier est moins fatigant et plus rémunérateur que celui de coureur. Néanmoins, celui de coureur est généralement préféré : pourquoi ? Pour deux raisons. Par fierté d’abord ; parce que le placier est toujours un peu dans la dépendance des domestiques des maisons qu’il dessert, et que ceux-ci lui font sentir toute leur supériorité sociale ; par imagination ensuite, parce que le coureur espère toujours trouver dans les tas qu’il remue quelque trésor jeté par mégarde. On se transmet, en effet, de père en fils dans le monde des chiffonniers des légendes, qui n’ont peut-être aucun fondement, de parures de diamans, de liasses de billets de banques trouvés dans des tas de chiffons et qui, du jour au lendemain, ont fait du chiffonnier un bourgeois. Si grand est l’empire de l’imagination sur les intelligences les plus humbles, qu’échanger le métier de coureur contre celui de placier semblerait à maint chiffonnier renoncer pour toujours à la fortune.

Si la fortune doit arriver au chiffonnier, elle ne lui arrivera certainement pas en dormant, car son industrie s’exerce surtout la nuit, de huit heures du soir à minuit, et de quatre heures du matin jusqu’au jour. Un chiffonnier actif peut faire ainsi deux tournées par nuit en se reposant trois ou quatre heures entre les deux ; mais il faut qu’il soit pour cela vigoureux et doué de bonnes jambes. J’en puis parler par expérience. J’ai eu, en effet, il y a quelque temps, la fantaisie, qui pourra paraître singulière, d’accompagner un chiffonnier dans sa tournée nocturne. Partis du village de Clichy, nous avons parcouru de compagnie