Page:Revue des Deux Mondes - 1883 - tome 57.djvu/397

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sauraient dormir. Leurs affaires les inquiètent, et, franchement, elles sont assez délicates. Le premier est un joaillier accusé d’avoir recelé des pierreries dérobées. L’autre est un polygame : il y a six mois qu’il se maria par intérêt avec une vieille veuve du royaume de Valence. Il a épousé par inclination peu de temps après une jeune personne de Madrid et lui a donné tout le bien qu’il a reçu de la Valencienne. Ses deux mariages se sont déclarés. Ses deux femmes le poursuivent en justice. Celle qu’il a épousée par inclination demande sa mort par intérêt, et celle qu’il a épousée par intérêt, le poursuit par inclination[1]. » Tout Paris, en 1707, connaissait vraisemblablement le procès de ce bigame et celui de ce joaillier receleur : il les avait oubliés, en 1726, et c’est pourquoi l’historiette a disparu du livre. Les additions ne sont pas moins instructives. « A propos d’imam dédicatoires, dit quelque part le démon, il faut que je vous rapporte un trait assez singulier. Une femme de la cour, ayant permis qu’on lui dédiât un ouvrage ; en voulut voir la Dédicace avant qu’on l’imprimât, et, ne s’y trouvant pas assez bien louée à son gré, elle prit la peine d’en composer une de sa façon, et de l’envoyer à l’auteur pour la mettre à la tête de son ouvrage. » Ces quelques lignes ne figuraient pas dans l’édition de 1707. En 1726, elles étaient sans doute une allusion plus ou moins transparente à quelque Anecdote qui courait, je ne puis pas dire les salons, où Le Sage ne fréquentait guère, mais les cafés littéraires. Ne sont-ce pas là, très visiblement, les matériaux, épais encore, de ce qui va devenir le roman de mœurs ?

Mais si l’honneur en revient à Le Sage, il est juste de dire que La Bruyère, et ses imitateurs, avaient commencé de lui donner l’exemple. Qui ne se rappelle ces morceaux justement célèbres, dans les Caractères, où l’on n’a vu, comme, par exemple, dans le fragment d’Emire, tout narratif, que des moyens ingénieux de l’artiste pour varier la monotonie de son plan, et soutenir une attention qu’il pouvait craindre de voir languir ? « Il y avait à Smyrne une très belle fille qu’on appelait Émire et qui était moins connue dans toute la ville par sa beauté que par la sévérité de ses mœurs… » Mais je crois y découvrir quelque chose de plus. J’y soupçonne une tentative de La Bruyère pour mettre en action ses propres personnages. Vous diriez une intention de roman qui n’a pas été ce que l’on appelle poussée, comme si La Bruyère s’était défié de

  1. Les passages de l’édition de 1707 qui ne se retrouvent plus dans l’édition définitive, ont été soigneusement relevés par M. Anatole France, dans une édition du Diable boiteux, qu’il a donnée chez Lemerre ; 2 vol. in-12, Paris, 1878. J’aurais souhaité que, comme dans les bonnes éditions de La Bruyère, un signe indiquât aussi les derniers ajoutés de l’auteur.