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satisfaction à montrer qu’on en a. Il n’est pas jusqu’à une vieille actrice qui ne lui rappelle immédiatement la « déesse Cotys ; » et lui-même ne dit pas de lui qu’il est le plus discret des valets confidens, mais qu’il en est « l’Harpocrate. » Les admirateurs à outrance répondront sans doute ici que c’est un trait de caractère, que Gil Blas est tout frais émoulu de la discipline du docteur Godinez, qu’il ne voit la vie et le monde, comme nous tous à son âge, qu’au travers de ses livres, et qu’enfin ces allusions même ne laissent pas de relever ce qu’il y aurait autrement de vulgaire, et d’inavouable au fond, dans le récit qu’il nous fait de quelques-unes de ses aventures. Ce serait bien répondu si Gil Blas, ou son ami Fabrice, ou encore don Chérubin de la Ronda, dans le Bachelier de Salamanque, étaient seuls à se ressouvenir ainsi de leurs humanités. Mais il n’est personne, dans Gil Blas non plus que dans le Bachelier, à qui le romancier n’ait prêté de ces allusions ; et jusque dans les Mémoires de ce prétendu capitaine de flibustiers, d’où Le Sage a tiré les Aventures du chevalier de Beauchêne, on n’est pas médiocrement surpris de rencontrer à tout coup, comme on faisait voile pour les Antilles ou pour le Canada, Ixion, Acrisius, Syrinx et Daphné, les Amazones et les Piérides. Ces traits ne sont donc pas du caractère des personnages, mais bien, et positivement, du style de l’auteur, de sa façon particulière de penser et de dire.

C’est qu’aussi bien, si le procédé ne laisse pas d’enlever quelque naturel au style, il y ajoute beaucoup de comique. Or, voilà le grand point pour Le Sage. Le travail visible du style est, dans Gil Blas, comme dans le Diable boiteux, de cette espèce particulière. Le Sage travaille avec des procédés d’auteur comique, il raconte à peu près comme il écrirait pour la scène. Prenez le mot si souvent cité du Diable boiteux : « On nous réconcilia, nous nous embrassâmes, et depuis ce temps-là nous sommes ennemis mortels ; » et comparez le mot, non moins souvent cité, du Médecin malgré lui : « Je te le pardonne, mais tu me le paieras. » Il y a dans l’un et dans l’autre un effet de concentration du sens, calculé pour l’opaque de la scène. Il est écrit pour être dit plus encore que pour être lu. Quiconque reprendra Gil Blas avec cette attention que l’agrément même de la lecture nous empêche ordinairement d’y donner, reconnaîtra, je crois, que les mots les plus heureux que l’on y rencontre sont compris sous cet exemple, et rentrent tous, ou presque tous, sous la définition qu’on en pourrait donner : « Le juge écouta la plaignante et, l’ayant attentivement considérée, jugea que l’incontinent muletier était indigne de pardon ; » ou encore : « J’avais été trop bien élevée pour me laisser tomber dans le libertinage. A quoi donc me déterminer ? Je me fis comédienne pour conserver ma réputation. » Ce qui fait ici la