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c’est la presse. Seul, Bertin n’envie pas la tribune ; il a son journal, il attend que ces orateurs et ces ministres viennent faire antichambre chez lui Le monstre ne fait que de naître, il est vrai, mais on peut prévoir sa croissance prodigieuse ; on devines qu’il va tout envahir, tout subordonner à ses caprices, bouleverser les sociétés et les habitudes de l’esprit humain, plus sûrement que tous les autres agens de nos transformations. Bientôt son bruit formidable couvrira tout, et, il saura le donner pour le bruit du peuple, pour le bruit de la vérité ; bientôt la tribune ne sera plus que sa servante ; elle ne parle qu’à une élite, et lui parle à l’univers ; il se rit d’elle, comme le vaisseau qui court sur l’Océan se rit de la barque qui flotte sur un lac, — Voilà pourquoi Bertin est si fort, Ingres si inspiré en le peignant, à leur insu peut-être à tous deux. Dans trois ou quatre cents ans, quand de vagues légendes auront remplacé les noms perdus, le musée qui aura le bonheur de posséder cette toile l’intitulera simplement : le Journaliste, comme nous disons de telle statue de Romain : le Gladiateur ; la postérité qui s’arrêtera devant elle verra apparaître dans ce mot et sur cette figure toute une face de l’histoire du passé.

Après ce coup de maître, comment expliquer les incompréhensibles défaillances du pinceau d’Ingres ? Assez naturellement, il me semble. Les coloristes paraissent toujours égaux à eux-mêmes ; ce sont gens de ressources, qui dans les momens difficiles dissimulent leur pauvreté, sous un riche manteau. Ingres, pour qui le dessin est la bonne foi dans l’art, méprise ces artifices ; quand il perd le sentiment de la vie et de la grâce, il ne lui reste rien pour nous faire illusion, il est franchement déplaisant ; c’est le cas dans cet étrange portrait de femme. Je n’aime guère mieux le duc d’Orléans ; on dirait un dandy en garde national, contraint de monter sa faction ; il s’en acquitte assez gauchement et rêve d’aller rejoindre Musset, auquel il ambitionne de ressembler. — Toujours l’aîné des Tuileries, marqué par la fatalité, le Marcellus de cette nouvelle salle ! Un autre petit prince joue dans un parc ; il grandit, et Winterhalter nous le montre lieutenant d’Afrique ; il grandira encore, et M. Bonnat nous le rendra général, avec les belles étoiles. — Après Ingres, c’est Delaroche qui fait ici la meilleure figure, puis Ary Scheffer. Delacroix, l’insurgé, a osé glisser son propre portrait dans cette austère compagnie. Mais vous douteriez-vous, si l’on ne vous prévenait pas, qu’ils sortent des ateliers romantiques, ces personnages si noirs, si tranquilles, reçus de plain-pied dans la société que fréquente M. Ingres ? Est-ce le respect, la gravité des modèles et le froid du milieu qui éteignent la palette des révolutionnaires de la couleur ? Les peintres ont dû souffrir de cette contrainte ; j’imagine qu’en achevant les séances, ils allaient joyeusement piquer une nouvelle