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est une protestation contre la loi d’hérédité, qui la suspend ou la supprime dans les circonstances vraiment morales de la vie, qui commence de nouvelles séries de phénomènes non prévus, qui crée enfin la responsabilité, en rejetant les excuses trop faciles d’un fatalisme paresseux. — Il se manifeste dans l’éducation, celle que l’on se donne à soi-même et aussi celle que l’on reçoit des autres, et qui est un double acte de volonté, l’action d’une volonté étrangère sur la nôtre. — Il se montre dans la formation du caractère, qui est en partie l’œuvre de l’homme, l’expression de sa vie morale, l’histoire vivante de ses luttes et de ses épreuves. — Il a sa part dans l’institution des classes privilégiées, dans la sélection de courage ou de mérite qui les fonde, et aussi dans le déclin qui les entraîne à leur ruine et où il est rare qu’il n’y ait pas quelques fautes graves et quelques défaillances à noter dans ceux qui les composent. — Enfin, la manifestation la plus irrécusable et la plus éclatante de cet élément de la personnalité humaine, sa révélation sociale, c’est l’histoire même du progrès. L’hérédité toute seule n’explique que la transmission d’un état acquis ; le phénomène collectif le plus considérable dont elle puisse rendre compte, c’est la civilisation, c’est-à-dire, comme on l’a très bien définie, le bilan d’une société à un moment donné, ce qu’elle a de solide, de fixe, d’emmagasiné en fait d’idées, de sentimens, d’institutions, son capital industriel, scientifique et moral. L’hérédité est une puissance de stabilité et de conservation, non d’acquisition ; elle est l’instrument par excellence de la civilisation, elle n’est pas la faculté du progrès. Ce qui explique le progrès, au contraire, c’est-à-dire l’acquisition d’un état nouveau, d’une forme nouvelle de l’art, de l’industrie, de la science, c’est l’effort de chacun et de tous déterminant une marche en avant, un mouvement, c’est une grande initiative qui a réussi. Les civilisations qui n’avancent plus sont des civilisations saturées à l’excès d’hérédité, de tradition et de routine. Dès que l’effort s’arrête, la mobilité et la vie cessent, la stagnation commence, la décadence est proche. Le rôle des deux principes est par là nettement marqué. Dans l’ordre intellectuel et social, l’hérédité conserve, c’est la liberté qui crée ; dans la lutte pour la vie, l’avenir est aux individus et aux peuples qui savent combiner ces deux forces et les associer dans une action durable, la faculté d’initiative et le respect du passé.


E. CARO.