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veux parler des expropriations qu’il faudrait bientôt prononcer en masse pour l’établissement des trois cents nouveaux centres projetés.

Sur cette question qui est devenue le véritable champ de bataille, où se heurtent les opinions les plus opposées, je voudrais, comme pour celles que j’ai touchées jusqu’à présent, me garder de toute exagération. Fidèle à la règle que je me suis tracée par une juste défiance de mes impressions personnelles, je citerai cette fois encore et de préférence les témoignages d’hommes plus compétens que moi qui ont l’avantage de voir les choses de près. « Avec le système qu’on nous propose, disait dernièrement un membre da conseil supérieur faisant fonction de conseiller du gouvernement, vous n’aurez plus bientôt de terres disponibles ; tout disparaîtra ; cependant elles vous sont nécessaires ; pour continuer l’œuvre de la colonisation, il vous faudra les acheter en ayant recours à l’expropriation… Or nous savons tous que cette mesure de l’expropriation froisse profondément tous les sentimens des indigènes, et que cette épée de Damoclès, constamment suspendue sur leurs têtes, est pour eux une cause d’irritation qui peut, dans certains cas, amener des troubles graves[1]. »

Il y aurait injustice à ne pas se rappeler certaines explications rassurantes données dans cette même session par le gouverneur général actuel. Nous ne doutons pas que, s’étant publiquement engagé à ne pas étendre « les opérations prescrites pour la constitution de la propriété aux territoires où l’application de la loi serait rendue impossible par les conditions mêmes de l’existence des indigènes, » il évite à plus forte raison d’user dans ce même territoire du droit d’expropriation. Il ne peut certainement lui venir à l’idée de recourir à l’expropriation que pour les contrées situées dans le Tell, les seules où l’administration se propose de créer actuellement les nouveaux centres. Mais, là même, il y a des différences essentielles à établir. Agir en Kabylie et dans les pays habités par les populations d’origine berbère comme avec les tribus de sang purement arabe serait fort imprudent. Dans les montagnes de la Kabylie et partout où domine la race berbère, la propriété collective est à peine connue, tandis que la propriété individuelle y est morcelée à ce point que la récolte des fruits d’un même arbre doit parfois se partager entre plusieurs individus. Les conséquences d’un pareil état de choses n’étaient point pour échapper à la clairvoyance de M. Tirman, qui en a tenu compte dans les instructions qu’il a, par l’intermédiaire de ses préfets, fait parvenir aux membres des commissions locales dites « commissions des centres » chargées dans chaque arrondissement de contrôler, sur les lieux mêmes, les créations de villages proposés par

  1. Procès-verbaux de la session du conseil supérieur de novembre 1882, p. 465.