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contemporains des événemens qui les inspirent, œuvres de ceux-là même qui y ont pris part. Ces chants forment bientôt l’épopée française : elle est constituée dans le nord de la France à la fin du XIe siècle ; elle finit par se grouper autour des souvenirs de Charlemagne ; elle s’appelle la Chanson de Roland. Le XIIe siècle, qui suit de près ces origines, est une grande époque historique : c’est le temps de Guillaume de Champeaux, d’Abailard et saint Bernard, des premières croisades, de la prodigieuse expansion des Normands en France, en Angleterre, en Italie, en terre-sainte. Ces « siècles grossiers » ont été d’une étonnante fécondité littéraire. Le fond épique des légendes nationales suffit à de nombreuses chansons de geste ; le cycle de l’antiquité s’y ajoute, avec les merveilleuses histoires du roi Arthur, du Saint-Graal, de Tristan et de la reine Iseult, tout le cycle de la Table-Ronde. Les événemens contemporains eux-mêmes, si retentissans, prêtent matière à des poètes que leurs contemporains ont admirés, que les critiques modernes n’ont pas dédaignés, et que le progrès de nos connaissances sur notre ancienne littérature et notre ancienne langue mettra sans cesse mieux en lumière. La France du Nord avait précédé les autres peuples de langue romane par réclusion littéraire ; elle dut à l’étonnant essor de son XIIe siècle la vaste célébrité de cette efflorescence. Pendant la période suivante, il n’y a pas une fête dans les cours de l’Europe septentrionale, en Danemark, en Suède ou en Norvège, sans la traduction de quelqu’un de nos grands poèmes en langue d’oil. Cette même langue, importée en Angleterre par la conquête, dans l’empire grec et en Palestine par les croisades, l’est en Italie par les ducs d’Anjou, rois de Naples ; elle fait franchir les Alpes à nos chansons de geste et à nos romans du cycle breton ; les jongleurs les vont chantant dans les petites cours princières de l’Italie du Nord, et nous retrouvons dans la Divine Comédie les échos de l’enthousiasme qu’ils excitaient. Les Italiens étaient devenus nos élèves ; le français, plus ou moins altéré, fut pour longtemps la langue littéraire de la vallée du Pô. Là fleurit, au XIIIe et au XIVe siècle, toute une littérature franco-italienne, dont l’existence n’a été soupçonnée que de nos jours.

Plus puissant encore peut-être fut l’essor poétique dans la France méridionale, Plus tôt qu’ailleurs, l’idiome issu du latin y devint une langue ayant conscience d’elle-même, non dédaignée, comme l’était le langage vulgaire dans les autres pays romans, par les clercs et par les laïques des hautes classes. La littérature provençale dura trois cents ans ; elle s’exerça en beaucoup de genres : légendes pieuses, compositions didactiques et morales, romans, nouvelles et récits historiques. Elle s’éleva plus haut encore : de même que la littérature d’oïl avait son admirable épopée, elle eut sa grande poésie