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janissaires, las de combattre, poussaient à la révolte. Jean Ciudad, après la levée du siège, revint en Espagne. Il opéra son retour par mer et débarqua en Galice au port de la Corogne. On dit qu’il se rendit alors à Montemor-o-Novo, où il était né, dans l’intention de revoir ses parens, et que, subitement frappé d’amnésie, il ne put se rappeler le nom de son père. Si le fait est vrai, il est l’avant-coureur de l’accès de folie dont il devait bientôt être atteint. Ceux qu’il cherchait étaient morts depuis longtemps ; il quitta son pays et s’en alla à Ayamonte, en Andalousie, où il reprit, une fois encore, son métier de berger au service d’une femme riche nommée Éléonore y Zuniga. C’est là qu’il me semble avoir été « appelé » et avoir rêvé de se consacrer au soulagement des misérables par amour de Dieu.

C’était le beau temps des pirates barbaresques ; montés sur leurs chébèques, ils couraient au long des côtes d’Espagne, de Provence et d’Italie, se jetant sur les villages mal protégés, enlevant les femmes et les hommes sans défense, pillant les maisons, ravageant les églises et s’en allaient vendre leur proie sur les marchés de Fez, d’Alger et de Tunis,

Où l’on voit, tant ces Turcs ont des façons accortes,
Force gens empaillés accrochés sur les portes.


On se souvient que, longtemps après l’époque dont je parle, Vincent de Paul, se rendant sur un bateau marchand de Marseille à Narbonne, fut enlevé par des corsaires arabes et fut esclave à Tunis sous trois maîtres différens. L’église ne pouvait combattre elle-même et aller brûler ces nids de vautours abrités derrière les criques de la barbarie, mais, de tous ses efforts et par tous les moyens, elle encourageait la rédemption des captifs. Deux ordres religieux, celui des mathurins, fondé en 1199 par Jean de Matha, celui des frères de la Merci, institué en 1223 à Barcelone par un Français nommé Pierre de Nolasque, étaient spécialement chargés de recueillir des aumônes et de parcourir les marchés d’esclaves ouverts dans les états barbaresques afin d’y racheter les chrétiens. Jean Ciudad paraît avoir eu l’intention de se consacrer à cette œuvre de salut ; il s’embarqua pour Ceuta, qui appartenait au Portugal. Il y fut domestique dans une famille portugaise exilée et ruinée, qu’il nourrit, dit-on, en s’engageant comme manœuvre pour travailler aux fortifications de la ville. Cette vie le fatigua sans doute ; car il y renonça, dit adieu à ses maîtres et partit pour Gibraltar. Il s’y fit libraire ou plutôt marchand d’images : depuis qu’il a été canonisé, les horaires et les imprimeurs d’Espagne et d’Italie