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traduire l’Héloïse de Rousseau, en faisant périr tous ceux qui possédaient des effets capables de tenter sa cupidité. On croit qu’il ne lui arrivera rien, parce qu’il est trop riche. »

À la cour, l’incapable et orgueilleux Zoubof est tout-puissant. Déjà son prédécesseur, Potemkine, valait moins que les Orlof et les autres favoris des jeunes années. Le fastueux prince de Tauride, après avoir tout courbé sous son insolence, était allé misérablement mourir de dyssenterie dans un fossé, au bord d’une route de Moldavie. Rostoptchine ne l’a pas pleuré ; écoutez plutôt : « Je tombai malade, et pendant ce temps la mort frappa un superbe coup. Le grand homme disparut sans emporter de ce monde d’autres regrets que ceux des personnes frustrées dans leurs espérances et les pleurs des grenadiers de son régiment, qui perdaient avec lui le privilège de voler impunément. » On le regrettera cependant. Pour le remplacer, la souveraine sexagénaire, mais toujours en quête d’un maître, choisit Platon Zoubof. Son extraction était ordinaire, son caractère encore plus. On le fait comte, puis prince du saint-empire. Celle qui jadis donnait sa personne, mais jamais son pouvoir, s’abandonne cette fois avec les faiblesses et les frayeurs jalouses de la vieillesse. L’audacieux favori ose se poser en soupirant près de la grande-duchesse Élisabeth, femme du jeune grand-duc Alexandre. L’impératrice s’en aperçoit : « Des gens de l’intérieur lui ont soufflé quelque chose de relatif à la passion du favori pour la grande-duchesse Élisabeth. Elle a surpris quelques regards, ce qui produisit une scène. On se brouilla pendant quelques jours et on se raccommoda après ; mais elle s’en prit au comte Stackelberg père, qu’elle soupçonna d’être le confident de cette histoire, et elle lui fit une scène si désagréable que le vieux courtisan fut obligé de quitter la cour. » Tout ce qu’il y a de considérable dans l’empire rampe devant la nouvelle idole ; les plus hauts placés, — dit Rostoptchine dans son style un peu vert, — « sont les grands maîtres dans l’art qui sert de guide à la superbe canaille des cours. Vous serez surpris quand je vous dirai que le vieux général Melessino, en recevant l’autre jour le grand cordon de Vladimir de M. Zoubof, lui baisa la main. Il y a ici un lieutenant-général Koutouzof, le même qui a été ambassadeur à Constantinople. Croyez-vous ce que cet homme fait ? Il vient une heure avant le lever du comte Zoubof et fait son café, qu’il prétend posséder le talent de préparer, et devant une foule de monde le verse dans une tasse et la porte à l’impudent favori couché dans son lit. » Qu’on juge par là des moindres courtisans, de ceux que le comte appelle « des gueux à pendre à chaque moment. » L’héritier du trône lui-même, le grand-duc Paul, n’est pas à l’abri des humiliations ; brouillé avec sa mère, retiré à la campagne, il ne