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glorieuse souveraine qu’au moment où son ministre lui rapporta le refus du roi, elle resta quelques minutes la bouche ouverte, sans pouvoir proférer un son, et ne retrouva la parole qu’après que son valet de chambre lui eut fait boire un verre d’eau.

L’entourage de l’impératrice demeura persuadé que ce saisissement avait préparé l’attaque dont elle fut victime six semaines plus tard, sans préjudice d’autres causes, des colères intimes provoquées par l’inqualifiable conduite de Zoubof, obsédant la jeune grande-duchesse Elisabeth. Le seul renseignement que nous ayons sur ces dernières semaines nous vient encore de Rostoptchine ; il écrivait à son ami Vorontzof, le matin même de la catastrophe : « La santé va mal ; on ne marche plus ; on a l’esprit frappé d’un orage qui a eu lieu les derniers jours de septembre, événement singulier pour ce pays et qui n’a eu lieu que l’année de la mort de l’impératrice Elisabeth. On reste chez soi. » Sauf dans cette lettre, je ne trouve nulle part la trace d’une inquiétude à la cour jusqu’au 5/17 novembre. La veille de ce jour, le train des travaux et des plaisirs était comme d’habitude. La société réunie le soir dans la chambre de Catherine s’était entretenue de la mort du roi de Sardaigne, et l’impératrice avait menacé de sa propre mort, par plaisanterie, le grand maréchal Narychkine.

Le matin du 17, quand sa femme de chambre entra chez elle à sept heures, Catherine dit avec gaîté qu’elle avait rarement mieux dormi. Elle fit la remarque que sa montre s’était arrêtée pour la première fois et, comme la veille, parla en badinant de sa mort ; elle déjeuna et passa vers huit heures dans son cabinet de travail. Dans la secrétairerie, les fonctionnaires qui devaient travailler avec l’impératrice attendaient, surpris du retard qu’on mettait à les introduire. Une demi-heure s’écoule, Catherine ne reparaît ni n’appelle. Les deux valets de chambre de service s’étonnent, s’inquiètent ; ils pénètrent dans le cabinet, leur maîtresse n’y est pas ; ils s’avisent alors qu’elle est passée à sa garde-robe, ils attendent encore : l’impératrice ne sort pas. Enfin l’un d’eux se résout et ouvre la porte : la « grande souveraine, » foudroyée dans ce triste réduit, gît sur le carreau, congestionnée, sans connaissance. Les deux valets de chambre essaient en vain de la soulever, le corps est arcbouté et raidi en dedans de la porte ; ils doivent appeler des hommes de peine pour dégager leur maîtresse de l’étroit recoin où, peut-être, se seront ramassés devant elle, dans la dernière vision des mourans, les splendeurs impériales du glorieux règne, et aussi les spectres du début. On la porte dans sa chambre, et ces hommes, ne parvenant pas à la hisser sur le lit, la déposent à terre, sur un matelas de cuir. Zoubof, le favori bien-aimé, le maître réel de